top of page
AOC.jpeg
AOC2.jpeg

La rentrée littéraire de septembre-octobre 2018 place en tête des ventes une série d’ouvrages définitifs. Inch’Allah de Davet et Lhomme, sur l’islamisation de la Seine Saint-Denis, La France interdite, de Laurent Obertone sur la « fausse richesse » que constituerait l’immigration, Le destin français de Eric Zemmour, qui, par son succès, relance un de ses précédents ouvrages : Le Suicide français, mais aussi Yves Ramou et Le grand abandon, et la liste n’est pas close. Face à cette actualité éditoriale, Territoires vivants de la République peine à faire entendre sa voix. Une musique discrète, qui ne fait pas le buzz ou n’entretient pas les peurs ; une voix collective de la réalité vécue par des enseignants qui va à contre-courant d’un discours dominant, exploité médiatiquement en permanence. Et pourtant. Parmi les enseignants et l’ensemble des personnels éducatifs, inspecteurs, conseillers principaux d’éducation, etc, engagés dans ces territoires vivants de la république, beaucoup le savent. Et ils sont majoritaires. Ils savent le rôle de la pédagogie et les possibilités de travailler avec la jeunesse. Avec un regard différent porté sur les enfants, sur leur famille, avec de la bienveillance qui n’est jamais un angélisme désarmant (et désarmé) mais une vertu permettant l’exigence sur les savoirs et les apprentissages, et qui postule que l’école peut réussir et le fait. Il est urgent, pour éviter le délitement accentué du tissu social, de rééquilibrer les discours sur les banlieues et leurs habitants, dans des territoires de la République à part égale avec les autres. Il est urgent de dire les réussites quotidiennes de cette école au plus près des familles populaires, celle qui permet d’ouvrir les élèves à des conceptions différentes et nouvelles de leur environnement proche, qui délie l’esprit et apprend des savoirs. Urgent aussi de rendre justice au travail quotidien des enseignants confrontés, comme peu de professions, à la réalité sociale et aux attentes des familles et des élèves. Il faut dire sans relâche les petites et grandes réussites du quotidien scolaire, comment des élèves sont accompagnés et « sauvés » parfois. Rendre justice aussi aux élèves eux-mêmes qui, très majoritairement, espèrent dans l’école, ont le goût du savoir, aspirent à bien travailler et à obtenir des résultats qui leur permettront d’engager leur propre avenir positivement, et donc celui de la société tout entière. Il faut rappeler aussi ce que les pères de la république et ceux de l’école (ils sont souvent les mêmes) ont toujours dit et écrit : la République est à la fois laïque et sociale et ne peut être l’un sans l’autre. Qu’il faut aborder ensemble, d’un même mouvement ce qui relève de la question scolaire (des apprentissages qui émancipent), de la question sociale de l’égalité, et de la question de la formation des citoyens. Si nostalgie de « l’école d’avant » il faut entretenir, alors souvenons-nous, plus que jamais, de ces principes fondateurs et premiers de l’école républicaine. Et surtout, comme Buisson et Ferry le disaient toujours : que l’école doit accueillir tous les élèves, d’où qu’ils viennent, quels qu’ils soient, afin de les faire accéder aux savoirs émancipateurs et à la citoyenneté.
La pédagogie permet, du moins dans les classes, d’en prendre le chemin, au quotidien, inlassablement et souvent avec bonheur, sans que les choses soient pour autant gagnées d’avance. Or, dans les débats qui touchent l’école, école à laquelle la société demande tout, et notamment dans les moments de crise politique et morale, les questions pédagogiques n’ont presque jamais droit de cité, du moins dans les débats publics les plus relayés et les plus visibles, hors du cercle des initiés. La pédagogie qui est pourtant au cœur de l’école, de ses dispositifs, qui fait son quotidien et la nature des relations entre parents, professeurs et élèves. Cette question essentielle est comme évacuée alors qu’elle est centrale. C’est même assez étrange quand on y réfléchit un peu, cette évacuation de la pédagogie dès lors que la presse se saisit des questions qui se posent à l’école. L’affaire récente du lycée Edouard Branly de Créteil en offre une singulière illustration.
Parmi les difficultés mises en avant dans les débats sociaux, outre la violence, a émergé initialement, au début des années 2000, celle liée à l’enseignement de l’histoire et de la Shoah en particulier, quand des apostrophes antisémites sont proférées. Si ces mêmes apostrophes antisémites (qui ne doivent jamais être banalisées) peuvent aussi être dites dans des écoles, collèges ou lycées ruraux ou de milieux réputés « sans problème », elles prennent une toute autre nature dans les territoires urbains marginalisés, y compris aux yeux des personnels éducatifs. Une nature historique, mémorielle et identitaire, lorsque le refus d’entendre ce cours-là en particulier, celui qui a trait à la relation de la destruction des juifs d’Europe (pour reprendre l’expression de l’historien de la Shoah Raul Hilberg), se situent dans des établissements où les élèves sont porteurs d’une autre mémoire, d’une autre histoire, ou d’une identité et d’un positionnement social singulier, les revendiquant sans le savoir ou en le sachant. Une autre mémoire, liée à l’histoire des familles, liée à l’immigration, à l’exil et, plus encore, à la colonisation. Mais aussi, liée aux revendications identitaires dont les élèvent se parent, dont ils se saisissent et, parmi toutes aujourd’hui, la religion, l’islam comme porte-drapeau d’une fierté, celle des dominés. Les formes de protestations (ou de discussions) qui émaillent les cours à cette occasion, (et pas partout, pas systématiquement), peuvent souvent être prises comme des accès d’antisémitisme chez des enfants se reconnaissant explicitement « musulmans » plutôt que français, « musulmans » plutôt que kabyles ou de grands-parents marocains, tunisiens, etc. Sans mésestimer l’antisémitisme existant dans beaucoup de familles (et pas que musulmanes, faut-il le rappeler), il n’est pas scandaleux, pour mieux en comprendre la portée et y compris la dangerosité, de tenter de comprendre ce qui se joue ici, dans de telles situations. Entreprendre cette réflexion en profondeur n’est pas faire preuve de « sociologisme » ou flatter la soi-disant « culture de l’excuse ». Pour reprendre les propos de Bernard Lahire, on confond trop souvent le travail de description et d’interprétation des sociologues, avec un travail de justification . C’est à ce titre que tenter de comprendre est immédiatement disqualifié. Or, si le sujet est si grave pour la société française, pourquoi se priver d’éléments d’explication ? Faut-il dire et redire que tenter de comprendre (comme Marc Bloch entendait ce mot) n’est ni excuser ni justifier ?
L’expression « Territoires perdus de la République » s’est imposée dans le débat public au sujet des banlieues populaires, et avec lui, mais pas uniquement, depuis plus de quinze ans, un discours public dominant, pointant avec beaucoup de force et autour de beaucoup de témoignages, l’impossibilité d’une école de la République à éduquer en banlieue, face à un communautarisme et à des jeunes élèves antisémites, sexistes, hors des valeurs de la République. Derrière les incantations, les déplorations et les dénonciations de ces « territoires perdus », se dessine le chemin d’une impasse. C’est refuser de penser dans sa complexité, et ensemble, à la fois l’emprise religieuse liée aux conflits géopolitiques et les questions des traumas de l’exil des familles, l’effacement progressif de toute mixité sociale dans ces quartiers et le fait colonial et post-colonial de l’immigration du travail, le rôle parfois délétère des réseaux sociaux, et le « retour » du religieux, devenu recours pour une partie de la jeunesse de France. C’est aussi refuser d’entendre comment d’autres injustices ressenties durement peuvent amener des enfants et des adolescents à revendiquer une place ou une visibilité dans l’espace social qui, pour eux, est d’abord l’école. C’est aussi leur isolement dans l’espace social, dans des quartiers discriminés et de relégation sociale et professionnelles pour leurs parents. Des jeunes sans cesse pensés et perçus, depuis plus de trente ans, comme « immigrés », eux qui, comme le disait Abdelmalek Sayad, n’ont émigré de nulle part , eux dont les parents ou grands-parents ont connu, en plus de la misère sociale des classes populaires, de l’effacement social pour « ne pas faire de vague », la violence du racisme, racisme dont l’école ne cesse de dire par ailleurs, et à juste titre, l’absence de bien-fondé, alors même que la société en donne des preuves chaque jour. « Que vaut la République si elle ne s’applique pas pour nous ? » disent-ils. Mais aussi la violence de la désindustrialisation et du chômage, de la vie difficile. Des enfants, bien que français, à qui la société rappelle chaque jour leur « étrangeté », leur origine (alors même qu’il s’agit d’abord et avant tout de celles des parents ou des grands-parents), une société qui évoquent la laïcité en contradiction parfois avec le principe juridique de laïcité que le débat public ne cessent de convoquer, et parfois au mépris du droit.
Le « Il me revient à la mémoire » de Rachid Taha et carte de Séjour reprenant Douce France de Charles Trenet n’aura finalement duré qu’un temps, celui où l’on croyait l’égalité des droits et des chances. Trente ans plus tard, une partie de la nouvelle génération demande des comptes, brandit une religion salafisée à outrance, revendique une altérité et le refus de ce qui fait la France et la république idéale. Celle dont les promesses sociales ont déçu et n’ont pas été tenues. Deux rapports importants disent les choses clairement, le premier déjà en 1992, signé de Philippe Joutard , et l’autre, plus récent, de Jean-Paul Delahaye . Le dire n’est en rien justifier quoi que ce soit. C’est rappeler avec précision les conditions d’enseignement, telles qu’elles sont.
On demande à l’école de donner une formation générale, les principes de la citoyenneté et d’assurer l’élévation des compétences pour une nation moderne, tournée vers l’avenir et pourvoyeuse d’emplois qualifiés. Or cette école se situe au sein d’une problématique qui est celle d’une éducation de masse. La massification scolaire concerne non seulement le second degré, mais aussi l’université. Ce nouveau défi, tout le monde fait comme si la société française l’avait toujours rencontré, alors même que longtemps, jusqu’aux années 1980, le secondaire n’a concerné qu’une élite scolaire et, derrière, une élite sociale, où la mixité sociale était très peu présente. Aujourd’hui, l’ambition est de former l’ensemble d’une classe d’âge jusqu’au niveau du baccalauréat. Les discours de déploration sur l’école fonctionnent comme si le contexte et les conditions de scolarisation étaient les mêmes sous la IIIe République et aujourd’hui, nourrissant une nostalgie fausse dans son objet. Mais cette école pour tous, celle d’aujourd’hui, fondamentalement inclusive, là où celle du passé était exclusive et sélective, se heurte à une autre question, qui est loin d’être anecdotique. Longtemps dans le second degré, les professeurs appartenaient à peu près au milieu social des élèves qui leur étaient confiés. Une connivence « naturelle », donc sociale, existait, avec les mêmes implicites et les mêmes références culturelles partagées, sauf pour quelques boursiers dont l’urgence était de parvenir à acquérir cette culture dominante et les codes sociaux associés. Aujourd’hui, les enseignants n’appartiennent plus nécessairement au monde social des élèves qu’ils ont en face d’eux et, plus important encore, n’habitent que très rarement les territoires populaires sur lesquels ils dispensent leur enseignement, au point même de considérer ces lieux comme des territoires hostiles, renouant avec la formule : classes populaires, classes dangereuses .
Dans le premier degré, l’histoire est identique ou presque. Les maîtres qui enseignaient aux enfants du peuple, dès les lois Ferry, partageaient non seulement l’espace territorial des élèves et de leurs familles (et donc leurs préoccupations du quotidien) mais aussi les mêmes aspirations d’élévation sociale. De fait, l’entrée à l’école normale était une des voies de réussite des enfants des milieux populaires, sous la IIIe et IVe République. Cette adéquation sociale avec les élèves confiés à l’école n’existe plus, sauf peut-être dans quelques académies, notamment celle de Créteil. Il faudrait pouvoir écrire sur les malentendus, dès lors, qui s’instaurent entre ce qu’attend la société d’une école qui a fondamentalement changé, et ce qui se tisse dans l’intimité de la classe, entre un enseignant et ses élèves, qui ne peut comprendre tout à fait leurs attentes, leurs repères culturels et leurs attitudes, comme celles de leurs parents, dont les espoirs à l’égard de l’école et les manières de faire vis-à-vis des personnels de l’Education Nationale peuvent surprendre, étonner ou irriter. Et ici, il ne s’agit pas des actes d’agressions ou de conflits dont la presse raffole, Comme, récemment, la menace faite sur une enseignante avec une arme factice par un jeune de 16 ans au lycée de Créteil, filmée par un téléphone portable, et relayée complaisamment par la presse. Il s’agit plutôt de ce qui fait le quotidien des relations éducatives, avec ses frottements, ses incompréhensions, mais aussi ses complicités entre adultes et adolescents. Ce décalage social, ajouté à la massification scolaire qui fait que des élèves aujourd’hui au lycée auraient déjà été au travail 50 ans plus tôt, font de l’école moderne une école désarçonnée et inquiète. Pourtant, combien sont les équipes engagées dans ces écoles et établissements scolaires qui savent le plaisir à investir un partenariat authentique avec les familles reconnaissantes, partenariat que prévoit, du reste, le Code de l’éducation au titre de la co-éducation. Malgré les écarts sociaux, l’école, par les gestes professionnels répétés de ses acteurs, accomplit un travail de fond, certes peu médiatisé - l’engagement quotidien ne crée pas le buzz -, et en le faisant, et en surmontant quotidiennement de nombreuses difficultés, elle montre qu’elle peut le faire. Elle rappelle ainsi qu’il est nécessaire de croire en elle et de la soutenir.
Au fond, est-il encore possible de dire que des réussites existent et de grande valeur ? Que dans ces territoires l’espoir existe, que l’école n’est pas condamnée, le savoir et les valeurs non plus. Ici, comme ailleurs, la République s’applique d’abord et avant tout par l’école, malgré les questions et les dilemmes qui traversent les enseignants. Mais aussi avec les aspirations et les idéaux qui les animent. Et surtout, peut-on encore avoir le droit de dire quels renoncements ils s’interdisent ? Et notamment celui d’abandonner leur tâche, ce qui serait dramatique pour l’ensemble de la société française. Dire cela, ce n’est pas tomber dans l’angélisme béat, aveugle des difficultés et des dangers qui menacent. Comment les enseignants engagés dans ces territoires le pourraient-ils raisonnablement ? C’est simplement, avec humilité, le droit de dire et de rappeler la réalité sociale et le rôle de l’école. Et ce, malgré les faits divers abondamment diffusés sur toutes les chaines de télévisions et de radio, et malgré la violence de tel ou tel élève. La réussite majoritaire, quant à elle, ne suscite que trop peu d’échos, voire d’aucun, pas plus que l’adhésion des élèves à l’école, à ses promesses, à ses valeurs et à la culture qu’elle offre. Il en va de la responsabilité de chacun, professionnels, médias, intellectuels, essayistes, d’en accepter la réalité, au-delà des préjugés, et de les relayer abondamment.


Benoit Falaize, Historien, chercheur-correspondant au Centre d’Histoire de Sciences Po

bottom of page