A l’occasion de la Journée de la mémoire des génocides et de la prévention des crimes contre l’humanité, le 27 janvier, Clément Huguet, professeur d’histoire-géographie, témoigne, dans une tribune au « Monde », du projet pédagogique mis en place au collège Michel-Richard-Delalande, d’Athis-Mons (Essonne).
Par Clément Huguet(Professeur d'histoire-géographie au collège Michel-Richard Delalande à Athis-Mons)
Publié mardi 26/01/2021
Tribune.
Enseigner l’histoire de la Shoah et transmettre sa mémoire à l’école est-il devenu impossible ? Cette question refait régulièrement surface et manque rarement d’être posée en direction des collèges et lycées de banlieue classés en réseau d’éducation prioritaire (REP). En effet, dans les débats qui agitent la société française, ces établissements ont parfois la réputation d’être des lieux dans lesquels cet enseignement serait difficile, voire impossible, comme l’accrédite pour certains le dernier sondage de l’IFOP, consacré aux contestations d’enseignement.
Cette essentialisation de la banlieue, en plus de stigmatiser a priori les élèves concernés, remet également en cause de manière insidieuse la capacité de l’école à transmettre l’histoire de la Shoah et à favoriser l’émergence d’un socle commun s'appuyant sur le refus inconditionnel de la négation d’autrui et la lutte contre les préjugés racistes.
A l’occasion de la Journée de la mémoire des génocides et de la prévention des crimes contre l’humanité, mercredi 27 janvier, il est important de rappeler que le fatalisme en la matière n’est pas une option. Partout en France, des initiatives pédagogiques innovantes fleurissent et se développent pour tenter de répondre à cet enjeu qui, fondamental pour notre société, est tout à la fois éducatif, civique et mémoriel.
Ainsi, au collège Michel-Richard-Delalande d’Athis-Mons (Essonne), classé en REP, un projet pédagogique s’adresse chaque année, depuis plus de trois ans, à des élèves de 3e et leur propose de conduire une enquête historique, puis de rédiger les biographies de déportés du convoi numéro 77. Parti de Drancy, en Seine-Saint-Denis, pour le centre de mise à mort d’Auschwitz-Birkenau, en Pologne, le 31 juillet 1944, ce convoi a envoyé 1 310 personnes vers l’enfer des camps nazis.
Travailler sur la confiance en soi
Les élèves se plongent alors dans ces vies brisées et cherchent à reconstituer les parcours des déportés sur lesquels ils travaillent, en s’attachant à retracer leur itinéraire avant la Shoah, afin de ne pas les réduire au statut de victimes du génocide. Pour cela, ils s’appuient sur diverses archives qu’ils étudient, questionnent, confrontent. Ils auditionnent aussi des témoins, dans le cadre d’une véritable enquête historique.
Il s’agit ensuite pour eux de rédiger les biographies, afin qu’elles soient publiées et imprimées, en fin d’année scolaire, au format de livres que chacun aura contribué à écrire. Lorsque les élèves prennent conscience de l’enjeu, en début d’année scolaire, les regards inquiets et dubitatifs sont nombreux : « Vous dites qu’on va devenir écrivains à la fin de l’année, mais vous pensez qu’on va y arriver ? » Incontestablement, ce projet permet aussi de travailler sur la confiance en soi, qui manque parfois cruellement à certains d’entre eux. En fin d’année, ils sont nombreux à nous dire que cette expérience a « changé leur vie et leur regard sur l’école ».
Dans ce collège, les élèves de 3e 4 ont ainsi rédigé la biographie de Bernard Goldstein, qui habitait à Paris et était âgé de 13 ans en 1944. Pour raconter sa vie, ils disposaient d’un certain nombre de documents administratifs, mais d’une seule photographie publiée par Serge Klarsfeld. Bernard Goldstein semble s’y tenir en position de boxeur : « Vous croyez qu’il faisait de la boxe ? Ce serait incroyable de l’apprendre ! », s’interrogeaient-ils.
Après d’intenses recherches pour la retrouver, Marie, la sœur de Bernard qui a échappé aux rafles et s’est installée aux Etats-Unis après la guerre, a accepté de leur apporter de précieuses informations. « Il pratiquait régulièrement la boxe et jouait aussi du violon. Il aimait l’école et était fort en calcul. » Pour eux, c’était tout à la fois « génial » et « incroyable », car ce témoignage leur permettait de mieux comprendre et donc de restituer plus justement ce qu’était la vie de ce jeune homme avant l’horreur de la Shoah. La question de l’identité était donc cruciale et, dans leur quête, les élèves ont pris conscience que la vie de Bernard était tout à la fois unique, singulière et tragique, mais aussi, à certains égards, semblable à la leur. A la fin de l’année, il était devenu leur « héros » et leur « camarade », selon leurs propres mots.
« Pouvoir de l’écriture »
Parfois, l’enquête s’enlise et l’avancée de l’écriture s’avère difficile : « On n’a vraiment aucun moyen de savoir ce qui s’est passé ensuite ? », « Ils ont ressenti quoi à ce moment-là ? » ou encore « Comment on peut raconter leur vie avec si peu d’informations ? » sont autant de questions qui expriment des doutes légitimes. En effet, l’histoire de la Shoah étant celle d’une destruction des témoins, des archives et des preuves, l’écriture de cette page d’histoire ne permet pas toujours de répondre à toutes les interrogations soulevées au cours de l’enquête.
C’est pour cette raison que d’autres élèves inscrits en 3e 1 et 3e 2 ont imaginé des dialogues et des pensées que Mina, Jacques, Dora et Jean Bender, les quatre cousins de Bernard Goldstein, dont ils ont écrit l’histoire, auraient pu avoir à plusieurs moments de leur vie. Ces écrits, qui ont été intégrés aux biographies, sont venus enrichir le récit historique en lui apportant une sensibilité que les élèves n’ont cessé d’exprimer.
L’émotion et la fierté sont incontestablement des sentiments que les élèves ont ressentis quand, par exemple, ils ont été accueillis à l’Hôtel de ville de Paris, en janvier 2019, dans le cadre d’une grande réunion de restitution organisée à l’occasion de la journée dédiée à la mémoire des génocides. Emerveillés et intimidés, ils ont pris place dans l’immense salle des fêtes, et quatre d’entre eux ont présenté oralement leurs réalisations à des spectateurs nombreux. « Ce projet m’a rendu écrivain à 14 ans. Je n’imaginais pas le pouvoir de l’écriture. En racontant l’histoire de ces enfants victimes de la Shoah, je me suis aussi engagé contre le racisme », a dit Hicham.
En février 2020, le conseil départemental de l’Essonne a, par ailleurs, décerné à ce projet le prix Ilan Halimi. Après avoir pris une grande inspiration, stressée mais déterminée, Ariane s’est lancée : « Ce soir, nous sommes tous très heureux de recevoir ce prix. C’est une reconnaissance du travail que nous menons au collège. Nous le savons : le racisme et l’antisémitisme n’ont pas disparu. Alors, en tant que futurs citoyens, nous continuerons de nous souvenir, de raconter et de transmettre pour lutter contre la haine. »
Aujourd’hui, ce projet se poursuit au collège avec le même enthousiasme. Poursuivre l’engagement au-delà de leur année de 3e, c’est ce qu’ont fait Steeve et Siyaan, deux élèves engagés dans le projet en 2018-2019, qui sont devenus jeunes ambassadeurs de la Maison Anne Frank. Ils animent désormais des ateliers pour transmettre à leur tour le message que Daniel Urbejtel, déporté par le convoi numéro 77 et survivant d’Auschwitz, qu’ils avaient rencontré au collège, leur avait livré : « Apprenez à comprendre au lieu de chercher à haïr. » Cette expérience pédagogique vécue avec les élèves démontre qu’il est possible d’enseigner l’histoire de la Shoah dans les territoires d’éducation prioritaire, et nécessaire de déconstruire les préjugés trop souvent véhiculés sur les élèves qui y sont scolarisés.
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