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Territoires vivants de la République. Ce que peut l’Ecole : réussir au-delà des préjugés.

Ouvrage collectif présenté par Benoit Falaize.

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Une école ordinaire face à la crise sanitaire

École élémentaire d’application Simon-Bolivar, Paris - Laaldja Mahamdi, 2020


Article publié dans l'École des Lettres, à retrouver ici :


Au bout des protocoles, le social

Le soir du 12 mars 2020, l’annonce de la fermeture des écoles est tombée sur nous comme une chape. Nos préoccupations quotidiennes ont été bouleversées. Soudain, il était question de vie ou de mort.

De l’inédit, de l’exceptionnel, du jamais-vu, qui déroutent et dérangent – de la sidération, surtout. La charge émotionnelle est intense. Les enseignants encaissent et, dans les têtes, mille questions s’entrechoquent : que dire aux enfants ? aux familles ? que faire ?

Directrice d’une école élémentaire dans le XIXe arrondissement de Paris, je me devais pourtant de « gérer »…



Expliquer pour garder le contact dans le flot des protocoles

Dès l’annonce de la fermeture, ma principale préoccupation a été de maintenir le lien avec mes collègues et avec toutes les familles. Les tenir informés, expliquer aux parents d’élèves les décisions de l’équipe et de notre hiérarchie, être à leur écoute, répondre aux questions… Bref, informer sur la mise en place de la « continuité pédagogique ». Qu’allions-nous faire ? Comment ? À quel rythme ? Avec quels outils ? Étions-nous prêts ?

J’ai ainsi cherché avec ténacité à communiquer de la manière la plus efficace possible par mail, en visioconférence ou par téléphone, pour rassurer, même si je n’avais pas toutes les réponses. Mes messages aux parents se voulaient parfois sérieux, graves, voire solennels ; d’autres fois, c’est avec humour que les situations étaient exposées et… dénouées.

Au début du confinement, il a notamment fallu décrire comment nous allions procéder pour l’accueil des enfants des personnels prioritaires, expliquer le choix d’accepter tels ou tels enfants, mais aussi les changements d’organisation d’une semaine sur l’autre, les gestes barrières, les moyens dont nous disposions… Puis, avec le déconfinement, il a fallu expliquer les protocoles sanitaires successifs et leur mise en place dans l’école, entrer dans les détails de l’organisation des récréations, de la limitation du brassage entre les classes… Exposer la contrainte des quatre mètres carrés par élève, rapidement devenus « un mètre carré latéral », a été, disons… acrobatique. Il a fallu justifier cette contrainte, qui conditionnait le nombre d’élèves admis dans une classe, et aussi décrire le travail de manutention assuré par les enseignants pour réorganiser les espaces, ainsi que les aménagements réalisés dans l’école afin de permettre le respect du protocole.

Nous nous sommes efforcés de ne pas surréagir à ce qui pouvait parfois apparaître comme une critique de certains parents, mais qui n’était que l’expression d’inquiétudes et de doutes aisément compréhensibles : « Mon fils n’a pas mis les pieds à l’école depuis un mois, c’est parfaitement injuste ! », « Comment vous décidez qui est prioritaire ? », « Pourquoi la classe de mon fils n’a pas fait de visio ? »… Pourtant, bon gré mal gré, les familles ont accepté la situation, même si elles ne l’approuvaient pas toujours.

De protocole en protocole, nous avons vogué au gré des chiffres livrés par les spécialistes, dépendant, comme tout le monde, du feuilleton quotidien des évaluations sur la propagation de la pandémie. De ce point de vue, le pilotage à vue – bien qu’inévitable, sans doute – a été un facteur disruptif de nos pratiques comme de notre capacité à organiser des réponses coordonnées susceptibles d’être un tant soit peu discutées collectivement.

À titre personnel, au moment du déconfinement, mon but a toujours été de lever les angoisses des parents et, surtout, d’en convaincre certains de renvoyer leurs enfants à l’école, alors que, souvent, ces mêmes élèves étaient ceux qui se trouvaient le plus en difficulté.



Réfléchir ensemble à ce que « continuité pédagogique » veut dire…

Parer aux urgences ne nous a pas empêchés de réfléchir à ce qu’impliquaient pour nous la « continuité pédagogique », l’absence des élèves, notre isolement en tant que « confinés », notre devoir d’accueillir les élèves des « parents prioritaires »… et l’enseignement à distance.

Pour toute l’équipe, ou presque, cet enseignement à distance était une nouveauté, autant que le vocabulaire qui l’accompagne : distanciel, présentiel, ENT, classe virtuelle, visio… Nous voulions coûte que coûte retrouver un semblant de classe. Tous les moyens étaient bons pour permettre aux élèves de « raccrocher les wagons » des apprentissages scolaires. Il a fallu revoir nos organisations, nos habitudes, nos routines… et faire preuve d’imagination : certains ont créé des murs virtuels sur Padlet, d’autres des chorégraphies. Diaporamas, films d’animation, enregistrements audio et autres supports utilisés parfois de manière anecdotique dans les classes ont tous trouvé leur place dans l’enseignement à distance.

Mais ces initiatives supposaient que les familles disposent d’un équipement informatique et d’une connexion à Internet. Pas d’ordinateur ? Pas de connexion ? Pas d’accès au savoir ! Pour nous, la solution est passée par le téléphone, avant tout parce qu’il est un moyen simple, et accessible à tous, de se parler, un outil ordinaire du lien social qui, contrairement à l’ordinateur, ne crée pas de rupture culturelle dans la maîtrise technique.

Pendant cette période, nos gestes professionnels, qui sont en quelque sorte notre « marque de fabrique », n’avaient plus cours. Fini le petit signe pour indiquer à un élève de s’asseoir correctement ou d’écouter, fini le sourcil froncé, ou défroncé, fini les modulations de la voix, fini toute cette proximité rassurante des attitudes, des intonations et des regards « en direct », fini le collectif structuré et cadré de la classe et de l’école. Fini pour combien de temps ?

Soudain nous saisissait ce que l’historien des émotions Hervé Mazurel appelle « l’inquiétante étrangeté du toucher » : il a fallu faire avec la nouvelle dangerosité de la proximité, se résoudre à composer avec la désormais fameuse « distanciation sociale ». Le mètre, plus que jamais étalon, est devenu la norme qui quadrille notre espace et décide du placement des tables, de notre rapport à l’autre. Le vide créé par la distance avec les enfants, comme un effet de souffle violent, nous a fait percevoir à quel point le lien direct et sensible entre l’enseignant et ses élèves est irremplaçable. Il y a là une perte qu’aucun substitut numérique ne saura véritablement combler.



Sous la technique, le social

Répondre à des questions techniques sur une organisation ou un protocole, nous y sommes plus ou moins bien parvenus. Mais il est des questions auxquelles nous n’avons pu répondre, des explications que nous n’avons pu donner.

On ne peut pas expliquer à un enfant pourquoi il est obligé de vivre dans des conditions précaires, pourquoi l’appartement est tout petit, pourquoi sa maman n’a pas d’argent pour les courses, pourquoi il n’a pas de tablette pour faire classe à la maison, pourquoi maman pleure, pourquoi tout le monde crie… Aucun enfant ne devrait avoir à poser ces questions-là.

Ni mes collègues ni moi n’avions prévu d’être à ce point submergés par les difficultés sociales et familiales qu’ont rencontrées quelques-uns de nos élèves. Nous les connaissions, ces difficultés, en partie du moins, mais le confinement nous a fait entrer malgré nous dans l’intimité de certaines familles et nous a confrontés aux réalités brutes de la pauvreté. Il est vrai que nous avons eu des bonheurs, pendant cette période, comme la naissance de Louis et d’Ali, mais nous avons aussi connu de grandes inquiétudes. Sophie, enseignante de CE1, s’est beaucoup investie pour Hena, dont la famille n’a pas les moyens de lui faire suivre les classes virtuelles. Qu’à cela ne tienne, elle lui a téléphoné pratiquement chaque jour pour la faire lire un peu, la guider dans le travail différencié qu’elle lui donnait. Au bout d’une semaine, Sophie me dit : « La famille nous lâche, la petite dort encore quand j’appelle. On ne sait pas combien de temps va durer le confinement, il faut absolument que Hena apprenne à lire ! »

Alors on s’adapte : deux heures avant l’enseignante, j’appellerai Hena pour lui servir de réveil ! Sandra aussi enseigne en CE1, elle est en visio avec Alim tous les deux jours. Un seul écran disponible : le téléphone de sa mère. Depuis plusieurs mois, il vit avec elle dans une chambre d’un foyer d’urgence. Sandra est inquiète car la maman, enceinte, doit accoucher d’un jour à l’autre… Qui va garder Alim ? Comment sa mère et lui vont-ils supporter le confinement ? Que peut faire l’école, de si loin ? Juste trouver des relais, d’autres familles qui ont pu les aider, garder Alim, procurer des vêtements au nouveau-né…

La mère de Vinari, neuf ans, s’est retrouvée à la rue avant le confinement. Avec ses trois enfants, elle a dormi pendant trois nuits dans le hall d’un hôpital parisien. Trois nuits avant que nous ne le découvrions. Trois longues nuits de stress avant que l’équipe pédagogique ne sollicite les services sociaux, ne l’aide à s’organiser dans les démarches, à remplir les nombreux documents. La famille a été placée dans un foyer d’urgence en décembre 2019… et confinée presque trois mois plus tard. Le confinement a été pour elle une angoisse quotidienne. Dans la toute petite pièce du foyer, il n’y a ni frigo, ni micro-onde, ni machine à laver, mais les souris, elles, sont bien là et font peur aux enfants.

« On est enfermés, c’est sale, me dit la mère. Je pète les plombs. » Plus de travail, plus d’adulte à qui parler, plus de possibilité de faire des courses car rien pour imprimer les autorisations de déplacement. Toutes ces angoisses nous sont livrées à Tina, l’enseignante de Vinari, et à moi. « On peut pas la laisser tomber, il faut qu’on trouve des solutions », me dit ma collègue. Mais, des solutions, nous n’en avons guère. Nous décidons de l’appeler à tour de rôle et nous concentrons sur le matériel, qu’elle viendra récupérer à l’école. Nous trouvons des jouets, des vêtements, de la nourriture, un téléviseur, un téléphone. Mais tout cela n’atténue pas la peur et ne règle ni la promiscuité, ni le mallogement. La charge émotionnelle est trop forte : un week-end, je passe mon tour, je n’appelle pas. Le lundi, Tina me téléphone : « Elle veut te parler, c’est urgent. Il faut que tu la rappelles. » Je le fais immédiatement. « Il faut parler aux enfants, madame la directrice. Il faut dire à mon fils d’arrêter de taper sa tête contre le mur. » Derrière elle, j’entends les enfants jouer ou pleurer.



Comme beaucoup l’ont constaté et comme nous l’avons nous-mêmes vécu à travers nos élèves, le confinement a exacerbé toutes les facettes des inégalités : précarité du logement, promiscuité, manque d’argent, de nourriture, d’activité physique et intellectuelle… Il a également confirmé que l’absence de connexion Internet, d’ordinateur ou de tablette dans les familles est devenue un marqueur de vulnérabilité, de désaffiliation sociale et de « discrimination négative », pour reprendre quelques-unes des notions proposées par le sociologue Robert Castel.

Faut-il parler de « leçons » du confinement ? Sans doute. À notre niveau, nous avons perçu et ressenti plus que jamais la sape de notre travail qu’opère, à bas bruit, le mal-vivre de certaines familles. Pourtant, ce mal-vivre qui, en temps ordinaire, tend parfois à se faire oublier, n’est pas un « dommage collatéral » de notre fonctionnement social, mais plutôt l’un de ses moteurs cachés. N’inversons donc pas les priorités : toutes les techniques numériques de l’enseignement à distance, auréolées de leur flatteuse réputation de modernité, même si elles ne sont évidemment pas à rejeter, ne sauraient ni masquer ni faire oublier la priorité à donner au social. C’est un impératif qui s’impose à tous.


Laajldja Mahamdi,

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