Elsa Bouteville, enseignante à l’école Joliot-Curie de Bagneux
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A Bagneux, des élèves de CM2 veulent donner à voir une autre image des «banlieusards». Elsa Bouteville, enseignante à l’école Joliot-Curie de Bagneux (Hauts-de-Seine), raconte le projet lancé avec ses élèves de CM2 et l’artiste de rue JR : des portraits sur les murs de la ville pour faire évoluer l’image des habitants des quartiers et lancer « un message d’espoir ».
« Territoires vivants. » 26 juin. Ça y est, on y est. On a bien cru qu’on n’allait jamais y arriver. Avec ce fichu coronavirus, on avait même imaginé devoir abandonner le projet. Finalement, on y tenait tellement qu’on a tout fait pour braver les embûches qui chaque fois se sont accumulées. Sans doute parce qu’il n’était pas pensable de laisser passer une telle occasion : enfin, les élèves du quartier allaient pouvoir s’afficher, pour le meilleur, et sans le pire. A la fin de l’automne 2019, 17 élèves de CM2 de l’école Joliot-Curie de Bagneux (Hauts-de-Seine) se lancent dans l’aventure « Inside Out Project », développé par le photographe JR. Objectif : réaliser une série de portraits véhiculant un message, puis les coller dans un lieu public. Mais quel message ? Quelle cause défendre ? Que dire en grand format sur les murs de la ville ? Le débat est lancé parmi les élèves. Ça fuse dans tous les sens. La laïcité, le racisme, l’égalité filles-garçons, tout y passe. Emerge alors la question « des banlieusards » et, plus précisément, l’image qu’ils renvoient. Cette image tenace, immédiate, celle d’enfants toujours en difficulté, forcément enlisés, sans culture ni délicatesse. Cette image que, déjà, nous avions abordée en classe, questionnée puis remise en cause lorsque nous avions lu, plus tôt dans l’année, l’histoire de Momo petit prince des Bleuets, écrite par Yaël Hassan (Syros Jeunesse).
Une autre image de soi Car Momo, 10 ans, a beau vivre en plein quartier populaire, avoir des parents qui ne maîtrisent pas le français, un père au chômage, une sœur qui travaille au supermarché, un grand frère radicalisé, il s’en sort. Mieux : il intégrera un collège d’excellence. Une histoire résumée par ces mots de Deran, un élève de la classe, accrochés au mur, « C’est pas parce qu’on part de très bas qu’on peut pas aller très haut ». C’est décidé, ce sera un message d’espoir. Les enfants du quartier ont aussi droit à leur chance. Pour l’heure, il faut approfondir notre sujet. Eplucher les articles de journaux traitant de la banlieue, éplucher les programmes de campagne aux élections municipales. Repérer le champ lexical, omniprésent, de la violence, la délinquance. La révolte gronde dans la classe. « On n’est pas comme ça, hein ! ? », « pourquoi ils disent qu’on brûle des voitures ? », « et la drogue ? C’est vrai ? ». Certains reconnaissent que « oui, il y en a qui font n’importe quoi, mais faut pas généraliser », « oui, des dealers on en a déjà vus », « oui, il y a les pompiers, souvent, mais quand même ! », « faut leur dire qu’on est des gens bien aussi ! ». Notre message est là. Donner à voir une autre image de soi. Et sans doute alors commencer à entrevoir la possibilité de s’envisager, de se projeter autrement. Mais comment faire pour qu’une photo parle d’elle-même, sans slogan, sans commentaire ? « Faut qu’on se fasse beaux ! » Immédiatement, il est question de cravates, nœuds papillons, chemises repassées, robes, blazers… Mais se faire beau ne suffit pas. L’habit n’est pas tout. Il en faut plus. Comment dire que nous, habitants de Bagneux, banlieue défavorisée, ne sommes pas forcément ce que vous croyez, ne sommes pas forcément ce que vous décrivez, ce que vous imaginez de nous ? Le débat s’anime. Ils cherchent. Puis l’idée tombe : chacun posera avec une œuvre de son choix. Après tout, Momo s’en est sorti grâce aux livres. Inspiré par Romain Gary, il n’a d’ailleurs qu’un objectif : devenir un grand écrivain français. Les livres, ces objets symboliques, dont on sait l’écart d’expérience entre les milieux favorisés et défavorisés. Mais qui pourrait nous empêcher de nous en emparer ? Qui pourrait nous empêcher de les faire nôtres ? Personne, et surtout pas l’école. Alors, brandissons-les ! Mettons-en leur plein la vue ! Photos maintenant ! Ensemble, on fixe une date pour les prises de vue. Un à un, ils arrivent en classe le matin. Jerson avec sa chemise à carreaux, Deran et son petit polo, Alima dans sa robe, Tolly habillée avec le blazer de sa maman, Thayaniès fier de sa chemise blanche nœud papillon, Marie et sa cravate… Puis Chérine, fan fidèle d’Ariana Grande, fait son entrée, de grandes mèches de cheveux lui bordant le visage. « Ça fait racaille, c’est pas bon », lui lance Jerson. Certains ont apporté des livres de chez eux, mais la plupart n’en ont pas, « pas trouvé à la maison ». Ils piochent dans la bibliothèque. Se hisser si haut L’après-midi, dans la cour, ils découvrent un véritable appareil photo avec boîtier et objectif. « On appuie où ? On règle comment ? Pourquoi on le fait pas avec un téléphone ? » Pas facile de faire un portrait. Il faut tenir l’appareil, fermer un œil, faire le point, cadrer et trouver le bouton. Mais on est des vrais photographes, oui ou non ? « Et JR, tu crois qu’il fait ses photos comment, lui ? » 17 portraits au départ. Là-bas, à New York, où se trouvent les ateliers de JR qui développeront les photos, on nous fait savoir que ce n’est pas assez. Un minimum de 50 portraits est recommandé. Bonne raison pour donner plus d’ampleur au projet. Cette fois-ci, on sort de l’école. Et c’est appareil en main, sac rempli de livres que la classe tourne dans le quartier, interpellant passants, commerçants, dames de service, jeunes sur le parking, voisins, qui, pour la plupart, accepteront et prendront la pause. Viendra plus tard le tour du rendez-vous avec les familles. Une petite sœur, un père, une mère, venus se faire photographier dans la cour de l’école. En début d’été, bonne nouvelle, l’autorisation d’afficher les portraits sur les murs de la piscine est accordée. Un bloc bien visible, au cœur de la cité. Le collage sera réalisé par un artiste de la ville, faute de pouvoir laisser les enfants monter sur l’échafaudage. Reste à prévoir la soirée d’inauguration. Les images sont parlantes, certes, mais rien n’empêche d’en rajouter. Les élèves préparent leur discours. « Un discours ? ! Y aura un micro ? » Il faut trouver les mots, les mots pour dire fort, et devant l’assemblée, comment ils ont finalement réussi à se hisser si haut, et si beaux, sur les murs de la cité. Tout est prêt. On y va. Tolly la première. « Bonjour à tous et merci d’être venus nous écouter. Nous, habitants de banlieue, devons-nous battre pour obtenir ce que nous voulons alors que certains l’ont à portée de main. Nous ne sommes peut-être pas riches d’argent, mais d’intelligence. Les photos que vous voyez montrent que nous sommes armés en savoir. Connaître une personne avant de la juger, c’est comme connaître la banlieue avant de la juger. Aux habitants du quartier qui sont là ce soir, je veux leur faire passer un message : cultivez-vous. Un livre, c’est ennuyant me direz-vous. Les écrans, c’est mieux. Eh bien non. Avec un livre, on apprend, on s’amuse, on sait mieux écrire. Tout le monde peut lire, alors faites-le. En ce qui me concerne, je lis, j’écris, je sais ce que je veux et je ne laisserai personne me mettre des barrières sous prétexte que j’habite en banlieue. Merci de votre attention. » Elsa Bouteville
Territoires vivants de la République
Deux ans après la parution de l’ouvrage collectif Territoires vivants de la République (La Découverte), sous la direction de l’historien Benoit Falaize, qui mettait en avant des expériences pédagogiques inspirantes et positives sur l’école en zone d’éducation prioritaire, Le Monde et l’École des lettres donnent la parole à d’autres enseignants.
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