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Territoires vivants de la République. Ce que peut l’Ecole : réussir au-delà des préjugés.

Ouvrage collectif présenté par Benoit Falaize.

Edition La Découverte

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"Enseigner tous les sujets sensibles" Table ronde à Sciences Po

https://www.lhistoire.fr/enseigner-les-sujets-sensibles


Le 12 septembre 2018, L’Histoire était partenaire de la table ronde sur le thème « Enseigner les sujets sensibles à tous les élèves » à Sciences Po, organisée à l’occasion de la parution du livre de Benoît Falaize Territoires vivants de la République.

L'Histoire publie donc ici de larges extraits de cette discussion.


Marc Lazar (Directeur du Centre d’histoire de Sciences Po)

« Je voudrais vous dire les deux raisons pour lesquelles, lorsque Benoît Falaize est venu m’expliquer qu’il préparait ce livre et qu’il voulait en assurer la présentation, ici à Sciences Po, et au Centre d’histoire, j’ai immédiatement accepté.  Parce qu’il s’agit de Sciences Po et du Centre d’histoire.

Je vous rappelle que Sciences Po, du temps de Richard Descoings, à partir de 1999-2000, avait lancé un grand débat en France, en considérant que notre système, en particulier celui de Sciences Po – censé former des élites – rencontrait un sérieux problème : l’absence de diversité sociale dans la sélection de nos étudiants. Et ça a été l’aventure des Conventions d’éducation prioritaire.

La mise en place des conventions d’éducation prioritaire a permis d’organiser une sélection particulière : ce n’est pas un système d’affirmative action, ce n’est pas un système de quotas, c’est le choix, pour un certain nombre d’étudiants, de passer un concours spécifique. Depuis 2001, nous avons eu 12 promotions d’étudiants diplômés ; 106 lycées partenaires sur tout le territoire ; 1769 étudiants admis à Sciences Po à travers cette procédure – trois-quarts de ces admis sont totalement boursiers – et 14 entreprises partenaires, qui aident ce mouvement. Et en termes de débouchés, ils sont aussi divers que pour tous nos étudiants, avec un salaire moyen identique, voire légèrement supérieur. Et pour vous donner une petite illustration, nous avons eu le plaisir en 2017 d’avoir à l’Assemblée Nationale une députée avocate issue des conventions d’éducation prioritaire, qui d’ailleurs a été saluée par le Premier ministre pour ce parcours.

Qu’est-ce que je veux dire par là ? C’est que pour Sciences Po, il n’y a pas de territoire perdu pour la République. Il y a effectivement des territoires vivants. Nous avons lancé ce débat, il y a eu des polémiques, des réticences, voire des oppositions. Mais c’est, je crois, ici et maintenant parfaitement accepté. L’initiative de Sciences Po a permis à d’autres institutions, à des grands établissements, à des grandes écoles en France d’engager une réflexion sur cette question de la diversité de la formation des étudiants afin de tendre la main à des élèves qui se trouvent dans ce que l’on appelle parfois, la formule on le sait suscite des controverses scientifiques, la « France périphérique ».

Benoît Falaize porte le titre de « chercheur correspondant » du Centre d’histoire de Sciences Po. Les chercheurs correspondants ont un rôle spécifique à jouer. Pour Benoît Falaize il s’agit d’assurer le lien entre le supérieur, la recherche et l’enseignement secondaire. D’abord parce qu’un certain nombre d’entre nous – à commencer par moi – sommes passés par l’enseignement secondaire ; ensuite, parce que nous pensons que c’est absolument fondamental qu’il y ait cette relation forte entre la recherche du supérieur et le secondaire. C’est la force de l’histoire en France de disposer de ce lien-là. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous avons grand plaisir à organiser de manière régulière des partenariats avec la revue L’Histoire ; parce que la revue L’Histoire représente une des chevilles ouvrières entre la recherche et un public essentiellement d’enseignants.

En outre, en tant que chercheur correspondant, Benoît Falaize anime un séminaire sur l’enseignement de l’histoire : « enseignement de l’histoire en France, enseignement de l’histoire à étranger ». Jusqu’ici, c’était des collègues de l’enseignement secondaire qui participaient à ce séminaire. Or cette année, ce séminaire a accueilli 8 étudiants de master, ce qui, là aussi, est encourageant. Cela démontre qu’ils sont sensibles à cette question de l’enseignement secondaire et tout ce que représente aujourd’hui, les défis et les problèmes de l’enseignement de l’histoire. D’autant qu’ils sont des futurs enseignants du secondaire qui se confronteront à cette question, qui peut être aussi feront de celle-ci l’objet de leur recherche.

Voilà les raisons pour lesquelles j’ai eu très grand plaisir à accepter la proposition de présenter ce livre Les territoires vivants de la république. Je suis donc heureux de vous accueillir ici au Centre d’Histoire de Sciences Po et je laisse maintenant Valérie Hannin présenter cette table ronde. »



Valérie Hannin (Directrice de rédaction de L’Histoire)

« On a parfois l’impression que c’est le secret le mieux gardé de la République. Comme tous les secrets simplement, ça suinte de temps en temps, ça purule, ça fait abcès : c’est ça les sujets sensibles. On chuchote, on prend des airs entendus, « ah oui vraiment la shoah en banlieue… », oui, ça se termine comme ça. Et puis de temps en temps le scandale advient.

Le scandale, vous le savez tous, c’est ce livre – enfin qui a fait scandale, qui a fait « affaire » – ce livre en 2002 dirigé par George Bensoussan, Les territoires perdus de la République. C’était un moment de poussée antisémite en France, la sensibilité était vive sur ce sujet. Il fut suivi, en 2004, par le rapport de l’inspecteur général Obin, qui alertait sur les manifestations de radicalisation religieuse dans les établissements scolaires, notamment dans les zones d’enseignement prioritaire.

L’affaire rebondit après les attentats de 2015, l’attentat contre Charlie Hebdo, puis le Bataclan et autres lieux touchés par le massacre du 13 novembre. La minute de silence qui avait été demandée dans les établissements scolaires deux jours après l’attentat contre Charlie Hebdo en janvier, a donné lieu dans certains établissements à des manifestations de résistance, parfois d’hostilité, qui ont été – j’ai regardé la presse de ces jours-là – largement, peut-être complaisamment, relayés par la presse.

Alors, qu’en est-il vraiment ? Est-ce qu’il y a vraiment des territoires dans la République où il y a des sujets scolaires qui seraient des sujets interdits : censure, autocensure, prudence excessive, ou pas, et notamment interdits aux professeurs d’histoire (puisque ce soir nous allons quand même spécifiquement parler d’enseignement l’histoire). On ne dispose pas vraiment d’enquêtes sérieuses sur ce sujet.

Dans ce contexte, le livre que nous présentons ce soir est une très heureuse surprise. Sous la direction de Benoît Falaize, qui est un des meilleurs spécialistes de l’histoire de l’éducation et des problèmes de l’éducation ; écrit par une trentaine d’auteurs, qui sont pour la plupart des enseignants en région d’éducation prioritaire. Vous dites : « L’objet de ce livre est de montrer les territoires que l’on ne désigne le plus souvent que par leurs difficultés, leurs handicaps, leurs dangers. L’école fait son travail, quotidiennement, et avec acharnement. » Certes le livre n’est pas angélique. Il rapporte aussi des épisodes gênants, quelques échecs. Mais enfin les histoires qui sont rapportées dans ce livre, en général, se terminent bien. Les obstacles sont surmontés, les expériences sont encourageantes. Évidemment, ce n’est pas une enquête, c’est une pièce dans le débat.

On est ici pour en parler ce soir : qui sont ces enseignants qui n’ont pas baissé les bras du tout ? Quelles sont leurs difficultés ? Comment l’institution les reçoit ? Qu’est-ce qu’elle fait pour les aider quelques fois ? Et de quelle manière ces expériences sont, ou non, représentatives. ? »



Anne-Marie Chartier (Chercheuse en histoire de l’éducation – ENS-Lyon)

« Ce qui me rend admirative envers ce travail, c’est d’abord d’avoir convaincu des enseignants de trouver les mots pour dire la vie quotidienne de l’école. C’est un exercice que j’ai fait beaucoup pour le primaire et que je trouve très difficile.

Il y a un titre de chapitre que j’ai trouvé magnifique : « L’imparfait du subjectif ». Je trouve que c’est le titre qu’il faudrait donner à la totalité du livre parce qu’il dit la vérité. A partir du moment où l’on parle de témoignages d’acteurs, il y a une ambivalence des situations : l’acteur extrait ce qu’il estime mémorable, et laisse tomber énormément de choses de la vie quotidienne, pour retenir que ce qui lui apparait comme saillant, et personne ne pourra jamais dire qu’il a raison ou tort. Aucune enquête statistique ne peut invalider ni valider un témoignage. »

« C’est pourquoi je suis tout à fait d’accord avec la définition qui a été donnée des sujets sensibles, mais j’ajouterai : "sensible pour qui ?"

Un sujet est sensible à un moment donné pour des acteurs donnés, ça ne signifie pas qu’il ait le même degré de « sensibilité » pour des acteurs pourtant proches, parfois des collègues à l’intérieur-même du même établissement. Le livre nous oblige à prendre en compte une pluralité de points de vue, ce serait mon premier point.

En deuxième lieu, je voudrais souligner un aspect un peu paradoxal : ce livre, d’une certaine manière, ne se soucie pas d’évaluer des résultats, de justifier les actions entreprises en montrant les progrès faits par les élèves. Ce qui est dit, c’est que la réussite telle qu’elle s’objective à travers les critères des évaluations officielles, ce n’est pas ce qui constitue le quotidien des enseignants, car ce qui s’est appris en termes strictement cognitifs ne peut pas y être dissocié de tout le reste : l’expérience quotidienne ne sépare pas le savoir et ce qui fait partie du relationnel, de l’affectif, de l’imaginaire, voire de l’outrance.

Certes, le savoir est là pour essayer de refroidir, de mettre à distance des situations où tout se mêle, et du coup, ceux sur qui je m’interroge, ce ne sont pas les élèves, mais les enseignants : comment font-ils pour laisser s’exprimer – sans être bouleversés émotionnellement – les réactions de spontanéité des élèves ? La réponse revient dans tous les chapitres : il faut prendre le temps. Alors que tous les collègues que je connais dans le secondaire disent : le temps, on ne l’a pas. On sent bien qu’il y a là un nœud de difficulté, sur le temps nécessaire, la lenteur, et les pressions de l’institution qui privilégie la rentabilité immédiate. D’où ma question : ces pédagogies sont-elles vouées à rester exceptionnelles, donc marginales, ou sont-elles pionnières de modes de fonctionnement qui pourraient se diffuser, être adoptés par davantage d’enseignants ? Le problème reste posé. »

« Mon dernier point concerne cet aspect « exceptionnel » des expériences rapportées, mais d’un autre point de vue, celui de leur « représentativité ». Beaucoup de projets qui nous sont racontés ont été des projets longs, qui n’ont existé que parce qu’ils ont été soutenus par des partenariats extérieurs : par le concours pour les déportés de la résistance, par les maisons de la culture, par des projets avec des artistes extérieurs. Non seulement il y a eu des collaborations interdisciplinaires à l’intérieur des établissements, mais il y a eu des partenariats à l’extérieur. Là, je sens bien à quel point quelque chose a bougé, parce qu’on n’aurait pas imaginé ça possible il y a trente ans, et en même temps, à quel point les choses sont fragiles, parce que non-reconductibles et non-inscriptibles dans une routine. »

« Dans ces expériences, je retrouve quelquefois ce que produisait la pédagogie des écoles nouvelles dans l’entre-deux-guerres à partir des sorties pour des enquêtes qu’on appelait « étude du milieu », qui faisaient lire, écrire, dessiner, photographier, rencontrer d’autres classes. A l’époque, dans l’école primaire, les restitutions d’expérience étaient de ce type-là ; et je sentais dans ce livre le secondaire aujourd’hui gagné par cette même fièvre. Mais on y trouve aussi ce travail de la vie quotidienne, qui fait à bas bruit l’existence et la continuité d’un système scolaire : gérer au jour le jour les relations avec des parents qu’il faut apprendre à connaître, tout comme il faut apprivoiser des enfants qui n’aiment pas venir à l’école. On a certainement besoin de montrer et de rendre publiques des opérations à très fort investissement, qui font événement, mais elles ne masquent pas l’action silencieuse, ordinaire, celle que je préfère, celle de la patience continue des jours, qui fait qu’au bout du compte on saura lire, on saura faire une carte, on saura écrire ce qu’on veut écrire, ce qui demande des mois et des mois d’entraînement et de réitération. Si la pédagogie, c’est toujours sportif, c’est parfois spectaculaire comme un sprint mais ça ressemble plus souvent à un marathon. C’est d’avoir su montrer cette complexité qui, à mon avis, restera la marque historique de ce livre. »



Marguerite Graff (Professeure d’histoire-géographie au lycée Auguste-Renoir à Asnières, contributrice de l’ouvrage)

« « Après HEC j’ai cherché quelle était ma place. Après avoir évolué pendant sept ans en entreprise, j’ai compris que j’avais envie de travailler avec des jeunes de quartiers. Depuis 18 ans que j’enseigne, je n’ai pas regretté ce choix une seule seconde.

Ce livre a été l’occasion pour chacun d’entre nous de dire quelque chose d’intime, ce qui n’est pas évident car on y met beaucoup de pudeur. On le dit peut-être plus facilement pour le primaire, j’appelle ça l’effet « chaton », les enfants sont plus mignons que nos ados pleins de boutons, bourrus, braillards, et indisciplinés pour une partie d’entre eux. Mais en réalité si on y reste c’est qu’on y trouve énormément de plaisir.

Au quotidien, on a l’impression que « l’école fait le job », pour reprendre un titre bien trouvé de L’Humanité. Chaque jour on arrive à faire des pas de côté, parfois ils sont tout petits, parfois ce sont des échecs, parfois ce sont des avancées à long terme, donc on n’en voit pas les effets tout de suite, mais on y arrive. C’est tellement peu dit, dans les diners en ville, c’est beaucoup plus porteur de raconter la violence, les anecdotes. « Ils sont terribles ? C’est tous des racailles ? » C’est pas du tout ce que j’ai envie de raconter, je n’en peux plus d’avoir à répondre à ce genre d’appels. On s’est tous retrouvés dans cette intimité-là avec ce livre.

Alors pour revenir à nos élèves, ils attendent de nous que l’on s’empare de ces questions. On le ressent très fortement : plus les sujets sont sensibles, plus ils sont vifs, plus ils ont envie que l’on s’en empare. Ils ont une attente énorme de l’école, qu’elle soit le lieu du débat possible, qu’elle soit le lieu où l’on fait société, que ça soit là que l’on puisse dialoguer, que l’on puisse discuter les uns avec les autres. Parce qu’ils sont beaucoup plus attachés que ce que l’on croit à la diversité des opinions, même si, parce qu’ils sont ados, ils vont s’inscrire dans des postures provocatrices. Souvent je trouve que c’est plus facile de les faire changer de représentations, de déconstruire ce qu’ils ont dit, que de convaincre mes neveux bien policés que non, en banlieue il n’y a pas que des racailles.

On ne se sent ni des pionniers ni des marginaux. Nos élèves, ils nous arrivent aussi, pour reprendre l’expression d’un ami, «  avec la poussière du bled accrochée à leurs semelles ». Parfois c’est récent, parfois c’est la deuxième, la troisième génération, et ils nous demandent de les prendre tels quels, avec leurs identités riches, multiples, diverses. Et déjà, quand on accepte de les regarder comme ça, il se passe quelque chose : on ressent une sorte de décontraction, de tension qui s’en va.

Je voudrais vous raconter une anecdote : la première rentrée que j’ai faite après l’année de stage. J’étais volontaire, il fallait être volontaire pour aller dans les collèges difficiles. On était une vingtaine de jeunes profs arrivés dans ce collège REP+, accueillis par la principale, qui nous a dit : « bon il y a quelque chose de très important : il faut que vous ne leur tourniez jamais le dos, même pour écrire au tableau, vous ne leur tournez pas le dos. » Donc évidemment, le niveau d’anxiété est monté pour chacun d’entre nous au maximum, on s’était dit « j’ai une nuit pour apprendre à écrire à l’envers parce que les cours c’est demain ».

Là où je veux en venir, c’est que parfois c’est, l’institution elle-même qui est porteuse d’un regard de défiance : envers les élèves et envers les sujets sensibles. Heureusement pour nous, un vieux prof de français complètement passionné nous a pris à part dans une salle, et nous a raconté l’histoire de ces quartiers : comment les cités des quartiers avaient été construites pour loger les gens des bidonvilles de Nanterre en particulier, comment des générations s’étaient succédé, comment dans les années 1980 tout le quartier avait fêté le premier bac, l’émotion de tout le monde… c’est à dire qu’il nous a ouvert les portes d’autre chose, d’une rencontre possible et véridique avec nos élèves. Et il a fini son petit discours en nous disant : « si vous avez choisi d’être là, c’est que quelque part, au fond de vous, vous avez envie de les aimer, alors aimez-les ». Et ce jour-là, je me suis dit, je suis à la bonne place. Cette fois c’était comme si l’institution nous donnait cette autorisation-là, l’autorisation de la rencontre.

C’est d’abord un métier de relation : on va parler énormément d’histoire, de sources. On a surement plus de chance en histoire que dans d’autres matières parce qu’on a à disposition toutes les connaissances pour aborder les sujets sensibles. Mais il faut aussi dire que ce métier c’est un métier de relation, et que dans cette relation il se construit beaucoup de choses. Quand cette relation est de qualité et que la confiance est réciproque, alors on peut aborder tous les sujets. Très sincèrement, je ne vais pas aborder des sujets difficiles le premier jour de la rentrée avec des classes que je ne connais pas. Je vais attendre de me sentir en confiance, de savoir comment le collectif fonctionne, de savoir quels sont les individus, quels sont ceux qui éventuellement pourraient se braquer. Je ne vais pas y arriver sans préparation, mais c’est d’abord dans cette confiance qu’il sera possible d’aborder tous ces sujets. »

« On a dit qu’on avait les outils en histoire mais ce n’est pas toujours le cas, parfois il faut les inventer soi-même. Je crois que mon plus mauvais souvenir date d’il y a trois-quatre ans. Nous avons senti qu’il y avait une telle prégnance du complotisme dans la tête de nos élèves, qu’il fallait mettre les pieds dans le plat et l’aborder de façon assez directe et frontale. C’est-à-dire quand on faisait des cours sur le 11 septembre et qu’on voyait que les trois quarts de la classe avaient le visage fermé, en disant « non mais vous savez on n’est pas du tout d’accords avec ce que vous dites, nous on est tous persuadés que c’est le gouvernement américain, le Mossad… » Enfin, on avait un florilège de différentes choses. On l’entendait déjà avant, mais il y a trois-quatre ans, on ne pouvait plus tourner autour du pot. Nous nous en sommes emparé car nous sommes une équipe, nous en parlons entre nous. Nous préparons des choses à vivre en équipe, et des cours à faire chacun de son côté mais préparé en commun. Sur ces fameuses théories du complot, nous avions construit un cours. Après le cours les élèves étaient censés avoir compris les ressorts qui revenaient de manière systématique dans quasiment toutes les théories du complot, les ressorts psychologiques que ça mettait en œuvre en chacun de nous, les outils ou les recettes toujours utilisés. On était très contents de notre cours. Nous avons demandé aux élèves de faire par équipe un décryptage de théories du complot et de les expliquer au reste de la classe. J’ai eu un petit moment de solitude, et j’étais bien contente qu’il n’y ait pas un inspecteur ce jour-là dans la salle ! Parce que pendant les exposés j’ai compris qu’en fait, il y avait au moins deux équipes qui m’exposaient leur théorie du complot, en étant persuadés que les chemtrails, c’était bien des extraterrestres qui les avaient faites, ils y croyaient dur comme fer. Là, j’ai senti qu’il y avait un échec pédagogique. Mais ce sont les autres élèves qui avaient compris qui les ont remis à leur place, en leur expliquant. Il faut aussi faire confiance aux élèves : oui ils comprennent, ils ont de l’humour, du second degré, et ils peuvent pallier à nos incompétences. »

Valérie Hannin : « Vous êtes-vous déjà sentie en situation de ne pas oser parler d’un sujet ? »

Marguerite Graff : « Non je ne crois pas. Mais on ne sait pas tant que les élèves sont dans le dialogue. Quand ils ne parlent pas, c’est difficile. On peut essayer de trouver des clés pour chacun. L’année dernière j’avais un élève en terminale STMG qui avait le visage complètement fermé pendant les deux tiers de l’année, et je me disais « il est hostile à tout ce que je dis ».

En préparant les thèmes d’Enseignement Moral et Civique (EMC) en amont, nous avions rencontré des historiens américains qui nous avaient dit : « si vous voulez mettre les pieds dans le plat sur des sujets difficiles, il faut que chacun de ceux qui sont dans la classe soit convaincu qu’il soit à sa place. Donc au préalable il serait bon de travailler sur les identités multiples et plurielles. » Et pour cela, on utilise encore aujourd’hui un texte, qui est extrait de Identités meurtrières d’Amin Maalouf. Dans ce texte magnifique il explique à quel point il ne supporte plus qu’on le somme de choisir parmi toutes ses identités. Il le dit tellement bien que, quand on fait lire ce texte aux élèves, il y a un silence hallucinant dans la classe parce qu’il met des mots sur ce que chacun ressent au plus profond de lui. Et à chaque fois je me dis « pourquoi on attend la Terminale pour mettre des mots là-dessus ?» Cette situation d’écartèlement, Amin Maalouf la dépasse dans le texte avec toutes les possibilités d’une autre voie, qui est celle que l’école doit leur ouvrir, et que l’on construit avec eux. Après ce texte-là, je leur avais proposé, à deux, de se présenter devant toute la classe dans leurs identités multiples : ce dont ils ont hérité, et leurs choix. Et lui, à la fin du cours, il a levé la main et il a dit : « moi madame ce que je voudrais vous dire qu’en fait je suis perfectionniste. » Et j’ai compris que son visage tout à fait fermé qui me faisait presque me dire « bon lui c’est sûr il est en train de se radicaliser », ce n’était pas du tout ça ! Il était tellement concentré et tendu de vouloir comprendre et de vouloir réussir… après qu’il ait dit ça, qu’il ait pu dire son secret, son visage s’est ouvert et je me suis sentie parano. »



Valérie Hannin : « Fabien Pontagnier, je vous cite : « une certaine doxa portée par des médias, à travers des reportages sensationnalistes, affirme qu’il est difficile d’enseigner la Shoah dans certains territoires de France ». Ce serait une idée complètement fausse ? »

Fabien Pontagnier (Professeur d’histoire-géographie-EMC au collège Joliot-Curie de Stains, contributeur de l’ouvrage)

« En premier lieu – finalement c’est le cas de la Shoah – il y a les sujets sensibles aussi pour les élèves. On parle de sujets sensibles pour les enseignants évidemment. Dans le sens de sensible, il y a une sorte d’imaginaire projeté : on pense à une complexité à enseigner, on a l’idée de l’enseignant qui est mis en danger dans sa classe, qui est en difficulté dans son autorité. Patricia Drahi parle de sujets propices à « déréguler les pratiques de classes ». Et je pense qu’il faut les déréguler ces pratiques de classe, comme l’a dit Marguerite, être à l’écoute des élèves. Oui c’est un sujet sensible à aborder, mais sensible dans sa pluralité, sensible parce qu’il touche à l’émotion : on travaille sur le génocide, sur un ensemble d’éléments qui sont difficiles à transmettre aux élèves, on s’appuie en histoire, bien sûr, sur une historiographie rigoureuse, sur des pratiques pédagogiques, sur des écrits. On peut s’appuyer sur les travaux de Dominique Borne, les mots ont une importance, c’est fondamental et sensible, c’est quelque chose qui traduit un imaginaire, des représentations liées à ces territoires qu’on mentionne ce soir, des territoires qu’on a du mal à représenter aussi. On parle de quartier sensible, on parle de zones d’éducation prioritaire, on catégorise, on zone ces territoires. Ces territoires sont essentiels, ce sont des territoires vivants où on écoute les élèves, ça c’était un point fondamental.

Je pense que c’est très important de déconstruire les réactions qu’on peut entendre des élèves. Il faut pouvoir les comprendre, les écouter, les entendre pour amener les éléments de réponse. Marguerite disait qu’elle avait choisi de venir enseigner en zone d’éducation prioritaire ; une grande partie ne choisissent pas évidement d’aller enseigner dans ces quartiers difficiles, c’est aussi une réalité. Bien sûr, en tant que jeune enseignant j’avais l’appréhension d’arriver dans une zone qui avait une certaine réputation. Non seulement on tient, mais on apprécie. La relation de confiance vient aussi de la connaissance du territoire, d’où aussi le rôle des archives. C’est pratique quand on enseigne l’histoire : on peut leur montrer qu’on connait là où ils vivent, la ville au XIXe, les évolutions. On redonne sens à un espace qu’ils connaissent finalement assez mal, on participe à une déconstruction de représentations dépréciatives, qu’eux-mêmes ont intégré. Je crois que c’est très important ce travail de déconstruction des représentations, on peut avoir cette approche par la géographie.

Pour la Shoah, le but du livre n’est pas de nier ce qui existe : bien sûr des incidents se produisent, des réactions d’élèves peuvent évidemment arriver. Personnellement elles ne se sont pas produites dans ma classe. Mais une fois de plus il faut les entendre. Le pire c’est quand il n’y a pas de retour des élèves, Marguerite a raison, c’est quand ils ne le disent pas, qu’ils rentrent chez eux sans qu’il y ait eu d’échange, c’est la pire chose possible.

Pour revenir sur l’expérience de l’atelier pédagogique mémorial de la Shoah, même s’ils sont habitués à recevoir des classes de Seine-Saint-Denis, ce n’est pas une chose évidente à organiser. Il y a eu beaucoup d’appréhension de la part de leur équipe, l’accueil a été formidable, mais on n’avait pas encore travaillé avec eu et il y avait eu un incident à Orsay quelques jours avant – une fois de plus ça avait fait la une du parisien (quand je parle de doxa et de sensationnalisme, c’est ce dont nous parlions tout à l’heure : nous n’avons pas suffisamment la parole, on entend seulement les incidents parce que ça fait de l’audimat.) Parenthèse fermée, l’appréhension du service éducatif du mémorial de la Shoah, je l’ai sentie dans les échanges de mails, il a fallu vraiment les convaincre du bien-fondé de notre démarche, qui s’inscrivait dans le cadre d’un parcours pédagogique sur l’année, dans le cadre du concours national de la résistance et de la déportation (c’est le côté rassurant quand on s’inscrit dans un concours comme celui-ci, il y a cette démarche un petit peu institutionnalisée…) On était un groupe de dix-sept ou de dix-huit élèves accompagnés par quatre ou cinq adultes. On a été accueillis par quatre ou cinq adultes au Mémorial, ça sentait la crispation, la tension. On avait cette appréhension que ça se passe mal, que ça dérape. Et c’est quelque chose qu’on intériorise, à force de parler de ces incidents répétés, ces réactions antisémites. Tout s’est très bien passé. Mais il y a eu une réaction d’un élève, lors du parcours sur l’exposition permanente. On avait la chance de pouvoir travailler par tout petits groupes, et donc un élève a eu cette réaction et je n’étais pas avec lui. C’est une élève qui est venue me trouver et me rapporter qu’il avait eu une remarque déplacée, antisémite et qu’il fallait que j’intervienne. Tout s’est passé calmement, un dialogue s’était noué entre les élèves du groupe. Les élèves s’inscrivaient dans une démarche de plusieurs mois, avec un vrai travail d’historicisation sur la Shoah, la déportation… avec une participation directe des élèves, d’échanges, ils avaient dénoué le problème d’eux même. Je suis arrivé, j’ai bien évidemment parlé à l’élève, mais finalement les élèves qui étaient présents avaient exprimés leur mal-être par rapport à sa réaction, et il a expliqué, on a compris sa maladresse. Les réactions des élèves sont multiples : ce sont des adolescents, des citoyens en construction. Par rapport à la shoah ce mal-être peut s’exprimer de façon maladroite.

Lors de la préparation de cette sortie pédagogique, on distribuait des autorisations de sortie. Une élève est arrivée avec une autorisation non signée, ses parents refusaient qu’elle aille au mémorial de la Shoah. Le chef d’établissement me convoque et m’explique : on est confrontés à ce problème d’antisémitisme. Comment on va le gérer ? En fait, le refus des parents était lié à la crainte : nous étions en période d’attentats, les attentats au couteau en Israël et il s’avère que les parents craignaient juste pour la sécurité du lieu, ce qui peut être anxiogène. Nous aussi avions intégré ces représentations, qu’on a aussi besoin de déconstruire par rapport aux élèves ou aux parents. »



Valérie Hannin : Véronique Grandpierre, vous êtes inspecteur en histoire géographie, référente pour la laïcité et les faits religieux. Vous recevez des retours d’expérience d’un certain nombre d’enseignants : des témoignages qui ne s’expriment pas forcément dans ce livre. Vous êtes donc peut-être ce soir la mieux placée pour nous dire si les expériences qui sont rapportées ici vous semblent représentatives. Est-ce que ce livre vous parait trop optimiste ?

Véronique Grandpierre (Historienne et Inspecteur d’Académie, Inspecteur Pédagogique régional dans l’Académie de Paris)

Le livre permet de rester positif. C’est un livre de témoignages d’obstacles franchis, quoi qu’on en dise, même si les élèves ont pu être récalcitrants au départ sur des questions sensibles. Qu’est-ce qu’une question sensible ? C’est une question dont on présume qu’elle va déclencher une émotion exacerbée, négative voire violente, en tous cas perturbatrice du cours. Cela n’est pas nouveau et ce n’est pas spécifique à la France d’aujourd’hui. Par exemple, au XIXe-début XXe, l’Orient ancien est une question sensible. C’est l’époque où l’on redécouvre le babylonien. Certains textes babyloniens présentent en partie le même contenu que la bible, mais ils sont antérieurs : c’est dur à enseigner d’autant qu’au même moment éclate l’affaire Dreyfus ! Vous voyez tout de suite ce que la société peut introduire dans l’école, et ce que l’école peut introduire dans la société. Actuellement on ne se bat plus pour l’Orient ancien en France. On se bat encore pour l’Orient ancien en Hongrie. Une question est sensible à une époque donnée et dans un lieu donné.

Une question n’est donc pas sensible en elle-même. Elle est sensible dans son contexte : dans son contexte politique, dans son contexte social, sociétal. C’est finalement la société qui s’invite à l’intérieur de la classe et pas la classe qui va générer une question sensible. L’école n’est pas refermée sur elle-même. Doit-on s’en plaindre ? Je ne pense pas. En revanche lorsque la société s’invite de cette façon-là, elle complique le travail des professeurs, il faut le reconnaitre.

Si ce sont des questions présentes dans la société, cela veut dire qu’elles ne se posent pas seulement en certains lieux. Il y a des questions sensibles partout mais ce ne sont pas forcément les mêmes partout et elles vont prendre des formes différentes. Dans certains lieux vous allez avoir la réaction directe des élèves : ça se manifeste, ça bouge physiquement. Dans d’autres, vous aurez le calme absolu. Une forme de réaction différente, et aussi des acteurs différents : cela peut être les élèves dans certains lieux ; ailleurs, cela peut être les parents d’élèves. Des élèves vont réagir tout de suite ; dans d’autres cas vous avez l’inspecteur qui soudain débarque devant un enseignant qui ne sait pas pourquoi celui-ci débarque, tout simplement parce qu’il a été dit quelque chose dans un cours trois semaines ou un mois auparavant. Le métier d’enseignant est un métier complexe, difficile. On ne le dit pas assez souvent, mais il faut le reconnaitre et le signaler. 

Il n’y a pas que des questions sensibles et que des lieux noirs, il n’y a pas non plus des années sombres, d’où sortirait soudain la lumière avec ces témoignages. Il existe des difficultés depuis longtemps, il existe aussi des choses extraordinaires dans les établissements depuis longtemps. Simplement, la vision des autres sur notre école a évolué. Il y a trente ans, quand on était dans ces quartiers populaires, quand on disait que c’était complexe d’enseigner telle ou telle chose, l’opinion publique avait de la peine à nous croire : c’était que nous n’étions peut-être pas de si bons professeurs, puisque les autres n’en parlaient pas ! Et de fait, un professeur est seul dans sa salle de classe. Il a parfois du mal à parler avec ses collègues et quand quelque chose ne passe pas, la première réaction est de se dire « c’est ma faute ». Ensuite il y a eu une deuxième phase. L’opinion publique a pris conscience qu’il y avait des difficultés et que ce n’était peut-être pas la faute exclusive du professeur. Et là, le problème est que la première préoccupation a été de tenir les élèves. Or vous savez très bien que la gestion de la question sensible n’est pas que de tenir les élèves, mais aussi de leur transmettre des choses. Maintenant voici un livre qui permet de rester positif car il montre qu’il y a toujours des professeurs aux projets innovants. Quand on est professeur, ce n’est pas un projet dans sa carrière mais un projet tous les ans qu’il faut faire ! Des structures ont été montées pour aider les professeurs et ils s’en sont emparées. C’est bien ! Il y a trente ans, on faisait avec des bouts de ficelle ! Ce livre permet à l’opinion publique de relativiser les choses, et c’est extrêmement important, de montrer que oui, il y a des questions sensibles, mais oui, on peut s’en sortir !

Ce livre va donner aussi des idées aux professeurs chevronnés : « tiens on peut faire différemment de ce que j’ai fait » car il n’y a pas de méthodologie de la question sensible ; il faut simplement s’adapter aux élèves. Ce serait d’ailleurs terrible que d’ériger une seule façon de faire en méthodologie !

En revanche pour les professeurs qui sont moins à l’aise, pour celui qui a fait la même chose et qui, lui, n’y est pas arrivé, c’est compliqué. Il lui faut réfléchir à pourquoi cela a marché avec vous, avec vos élèves, quels grains de sable vous avez évités de manière à ne pas entraver la machine lancée. C’est beaucoup plus difficile pour certains, tout le monde ne réussit pas, il faut le reconnaître. C’est d’autant plus difficile dans des zones où les mémoires, où les ressentis sont différents et où il y a parfois des problèmes de vocabulaire, d’où l’importance de l’apprentissage de la langue française et de sa maîtrise par les élèves qui n’ont pas forcément la même compréhension du vocabulaire qu’emploie le professeur.

Le professeur doit aussi repenser à ce qui s’est passé après chacun de ses cours. Tout à l’heure j’ai entendu Madame Graff dire : « J’étais contente que l’inspecteur ne soit pas là ! ». Et bien moi j’aurais aimé être présente, parce que justement, si une partie de vos élèves n’avait pas compris, et qu’une autre partie de ces mêmes élèves ont été, eux, en possibilité de faire la remédiation, c’est que, Madame, vous avez brillamment réussi votre cours ! »

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