Dans les « Territoires vivants de la République », des enseignants d’écoles de quartiers périphériques partagent leurs pratiques pédagogiques et leurs réflexions face aux difficultés rencontrées. Entretien avec Benoit Falaize, historien de l’école, qui a dirigé cet ouvrage collectif.
Par Isabelle Maradan
Peur des élèves et des sujets qu’ils soulèvent, violence, laïcité et place de la religion à l’école, sont évoquées dans « Territoires vivants de la République ». Cet ouvrage collectif – sous-titré « Ce que peut l’école : réussir au-delà des préjugés » – donne la parole à des enseignants qui racontent leur quotidien. Ces expériences sont-elles représentatives de ce qui se passe dans les écoles de l’éducation prioritaire ?
J’ai rencontré tellement d’équipes extraordinaires dans des endroits où il y avait des difficultés que j’ai eu envie d’en rendre compte dans un livre. Ma logique n’était pas de présenter une vision édulcorée et angélique de l’école. J’en mesure les difficultés. J’ai pu observer et visiter un grand nombre d’établissements au cours de ma carrière et notamment en tant que chargé d’études laïcité pour le ministère de l’Éducation nationale, pendant deux ans, après les attentats de 2015. Je suis alors arrivé dans des établissements où était scolarisée une population ressemblant à celle que décrivent les « Territoires perdus de la République » (autre ouvrage collectif paru en 2002, NDR). J’ai rencontré des enseignants du premier et second degré, engagés dans ces territoires relégués, dans des établissements réputés difficiles, qui remplissent parfaitement leurs missions et ne sont pas dans la déploration de leur métier. J’ai voulu qu’ils racontent ce qu’ils vivent. Il ne s’agit pas d’expériences magiques ou exemplaires. Les enseignants partagent simplement une multitude de pratiques quotidiennes, trop rarement mises en avant, rarement médiatisées, et pourtant représentatives de la réalité de ces écoles.
Comment avez-vous sélectionné les auteurs de ce livre ?
J’avais en tête déjà quatre ou cinq collègues d’emblée, puis j’ai contacté des enseignants dont j’avais entendu parler. Lorsque je les ai contactés, la plupart des auteurs se sont étonnés que je m’adresse à eux. « J’ai l’impression de faire mon métier, c’est tout », est la phrase que j’ai le plus entendue. Je leur ai répondu que c’était exactement ce que je voulais ! La plupart des collègues des auteurs de ce livre pensent et sont comme eux. Et il n’y a pas que des vieux briscards qui témoignent. Certains ont très peu d’ancienneté. Il y a tellement d’enseignants engagés, qui exercent avec un dévouement pour leurs élèves dans des conditions difficiles que j’aurais pu en avoir beaucoup plus, mais l’éditeur m’a arrêté.
Certains élèves de CP ou CE2 « incarnent à merveille l’imagerie de la banlieue : à vif, explosifs », écrit Elsa Bouteville dans le texte qui suit l’introduction de l’ouvrage. L’enseignante décrit ensuite son travail quotidien pour intégrer trois élèves étiquetés « affreux » dans sa classe. Quels sont les principes de cet accueil ?
La posture de l’enseignante est de renvoyer à chacun de ces enfants : « tu veux jouer le méchant, mais cela ne marchera avec moi, et je sais que tu vaux beaucoup mieux que ça». Et l’enseignante fait en sorte de prouver à l’enfant qu’il vaut quelque chose.
L’école est le lieu où l’on peut intégrer l’enfant dans la communauté de la classe, du groupe, et lui renvoyer qu’il est aussi capable qu’un autre de progresser et d’apprendre.
Cette spirale positive permet de sortir l’enfant du rôle dans lequel il est enfermé. A contrario, la spirale négative consiste à cataloguer un élève et à avoir des paroles blessantes. Dire « tu n’y arriveras jamais » est un manquement à la République.
Parce que le regard porté sur l’élève, qui est d’abord un enfant, est essentiel, nous avons décidé que ce texte sur l’accueil devait être au début du livre. Cette posture professionnelle doit être une priorité pour permettre à tous les enfants de grandir et d’apprendre. D’ailleurs Elsa Bouteville est très exigeante avec ses élèves, tout en étant intransigeante sur les savoirs et les apprentissages fondamentaux. Elle veut que chaque élève progresse, accède à la culture commune transmise par l’école.
Autant de récits d’enseignants témoignant de leurs réussites avec les élèves, n’est-ce pas culpabilisant pour ceux qui n’y arrivent pas ?
Couverture livre Territoires vivants de la République
Écouter les élèves, travailler avec eux, les faire grandir, ce n’est pas une question d’autorité naturelle, de don, ou pas : cela se travaille. Il n’est donc pas question de culpabiliser ceux qui n’y arrivent pas. Il faut les aider ! Un certain nombre de collègues sont en souffrance au travail. On ne peut pas laisser un adulte en position de faiblesse par rapport aux élèves. Faire du commun c’est aussi faire du commun entre pros pour que les élèves voient la communauté éducative fonctionner. Dans les collèges difficiles, il faut réfléchir à des équipes de vigilance, pour apporter des réponses collectives en cas de difficulté avec un élève. Il ne faut pas que le professeur soit seul.
Même quand on enseigne dans un établissement « facile », même quand tout se passe bien, c’est parfois très fatiguant de passer une journée devant des élèves. Il est aussi important d’aider les jeunes collègues à ne pas s’épuiser, s’éreinter, en les accompagnant mieux.
Certains enseignants sont en difficulté parce qu’ils sont dans des postures d’autorité de premier degré, indépassable. C’est-à-dire qu’ils tentent de faire reposer un enseignement sur une autorité que l’on ne peut pas contester. Or, l’adolescent conteste. Et nous l’avons tous fait ! Si vous manifestez un profond respect pour les élèves et rendez le débat possible, vous installez une relation respectueuse. Cela suppose, par exemple, d’être capable de vous excuser si c’est nécessaire, et d’accepter d’entendre des excuses.
De quelle manière la formation des enseignants peut-elle mieux préparer les professeurs à faire face aux situations problématiques auxquelles ils sont confrontés ?
Les questions du recrutement et de la formation sont centrales. Il faut repenser la formation initiale à l’aune des difficultés actuelles de l’enseignement. Qui sont les jeunes qui se destinent à l’enseignement ? Quelle conscience et représentations du métier, de la jeunesse ont-ils ? L’enseignement consiste-t-il juste à transmettre la passion de sa discipline ? Il est aussi nécessaire de transmettre aux futurs enseignants une posture et des gestes professionnels adaptés aux protestations, aux interrogations, aux doutes, mais aussi aux savoirs ou croyances sociaux et familiaux qui peuvent être en contradiction avec ce qu’ils enseignent. Les collègues formateurs en ESPE (École supérieure du professorat et de l’éducation) abordent ces questions-là mais des modules de formation prenant en compte les difficultés devraient être pensés systématiquement, y compris du reste une vraie réflexion sur la psychologie de l’enfant et de l’adolescent. Plus on est dans la crainte – « quelle horreur, je suis nommé dans cet établissement ! » – plus le risque va être d’éviter certaines questions ou de les prendre de front et de rentrer en conflit.
Plus simple à dire qu’à faire…
Il y a deux attitudes : l’une d’ouverture, l’autre de conflit. J’aimerais vous raconter une histoire… Dans un établissement, une élève d’une classe a demandé à son enseignant de ne pas faire la minute de silence pour Charlie Hebdo. L’enseignant l’a autorisée à se mettre dans le couloir. Lorsqu’elle est revenue, le professeur lui a demandé à quoi elle avait pensé alors qu’elle n’était pas avec les autres, même si la porte était restée ouverte. La jeune fille a confié avoir pensé aux gens tués et un débat paisible et finalement très profitable pour l’élève s’en est suivi. Un collègue qui avait vu la jeune fille dans le couloir, sans comprendre et admettre ce qui s’était passé, s’en est ému et un conflit entre adultes est né. L’enseignant avait pourtant su créer les conditions d’un dialogue propice à la réflexion de cette jeune fille. Sans laxisme. Souvenons-nous du lendemain des attentats. Rien n’était facile. Nous étions tous dans la sidération. Les attentats ont choqué tout le monde. Certaines réactions d’élèves ont pu choquer également. Comment les enseignants auraient-ils pu être préparés ? Peut-on s’y préparer du reste ? Peuvent-ils savoir réagir à cela d’emblée ? Dans le livre, Magali Gallais, conseillère principale d’éducation (CPE) qui venait d’arriver dans les quartiers nord de Clermont-Ferrand, en témoigne. [Elle écrit : « Certains souriaient, d’autres riaient, d’autres semblaient désabusés, six d’entre eux sifflèrent et crièrent Allah Akbar », NDR.] Elle décrit ensuite la réflexion intense et résolue menée dans son établissement pour travailler le partage des valeurs citoyennes.
Aurélien Brendel raconte comment il s’est engagé dans l’enseignement laïque des faits religieux avec ses élèves de CP-CE1, après l’attentat contre Charlie Hebdo. L’école doit-elle aujourd’hui travailler cette question ?
Absolument ! La religion est présente dans la société. On peut en parler sans tabou à l’école. Comme un fait culturel, pas cultuel. La religion est très présente dans l’histoire de l’humanité, dans l’art, la culture,… En partant des récits de création, Aurélien Brendel montre comment ses élèves ont analysé les ressemblances et différences entre les récits de l’islam, du peuple dogon, de l’hindouisme, de l’Antiquité grecque et égyptienne. L’école de la République, ce sont des règles de fonctionnement commun et des valeurs communes. L’école est là pour faire du commun, faire société. L’école, c’est certes la transmission des disciplines, ce sont des apprentissages, mais, comme le précise le Code de l’éducation, l’Institution ne doit jamais perdre le sens de ses missions. L’école crée des citoyens. L’école inclusive, républicaine, repose sur la définition du commun. Elle doit impérativement respecter les règles qu’elle énonce (Faisons-nous preuve de fraternité envers les parents d’élèves ? Traitons nous nos élèves à égalité ?…). Elle se heurte à une autre difficulté, qui n’est certes pas de son ressort, mais qui existe. Les adolescents de milieu populaire voient et vivent la relégation sociale, l’insécurité économique, le chômage, le manque d’avenir, l’orientation par défaut dans des filières professionnelles… Ils mesurent ce que la République promet et ne tient pas. C’est l’urgence de l’école.
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