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Territoires vivants de la République. Ce que peut l’Ecole : réussir au-delà des préjugés.

Ouvrage collectif présenté par Benoit Falaize.

Edition La Découverte

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« Faire vivre les valeurs de la République en classe plutôt que de les proclamer »

De Kamel Chabane


Dans le cadre des récents débats sur la laïcité à l’école, Kamel Chabane, enseignant d’histoire-géographie au collège Gustave-Flaubert à Paris, raconte la rencontre organisée entre ses élèves et Lassana Bathily, le « héros de l’Hyper Cacher ».


La série de textes « Territoires vivants » paraît dans « Le Monde de l’éducation ».


Après l’assassinat de notre collègue Samuel Paty, le vendredi 16 octobre, pour avoir montré à ses élèves des caricatures du prophète Mahomet et dans le choc provoqué par ce crime odieux, se repose la question de la transmission des valeurs et des principes de la République. Disons-le d’emblée, plutôt que de proclamer nos valeurs républicaines à longueur de journée, demandons-nous comment les faire vivre réellement, et comment, au quotidien, elles peuvent être transmises en classe.

C’est précisément ce que nous avons voulu faire en recevant au collège Gustave-Flaubert à Paris, vendredi 2 octobre, peu avant ce drame, Lassana Bathily. Le « héros de l’Hyper Cacher », comme il a parfois été surnommé bien malgré lui, a apporté son témoignage devant des élèves de 3e. Cette discussion s’est faite dans le cadre d’un cours d’enseignement moral et civique.

La venue de témoins est une pratique que nous connaissons, notamment en cours d’histoire dans lesquels nous avons déjà fait venir une survivante d’Auschwitz et un résistant, travaillé sur les colonies, la guerre d’Algérie, etc. A chaque fois les même objectifs : réfléchir et donner à voir les valeurs et les principes de la République (laïcité, citoyenneté, nationalité, fraternité…), dire l’histoire pour construire un passé commun et relancer la compréhension, la tolérance, et la cohésion nationale et sociale entre des jeunes venant d’horizons sociaux, économiques, culturels et religieux très variés.

Incarner les valeurs de la république

Ce 2 octobre, Lassana Bathily explique donc pendant deux heures à ces jeunes, bouche bée, comment et pourquoi, le 9 janvier 2015, lors de la prise d’otages à l’Hyper Cacher, où il travaillait, il a fait preuve d’un sang-froid exceptionnel en venant en aide à des clients, a risqué sa vie en les cachant et en quittant le magasin et a fourni de précieuses informations aux policiers avant leur assaut. Il explique que ces personnes étaient pour lui avant tout des êtres humains en danger, au-delà de leur sexe, de leur origine et de leur religion. L’humanité, dit-il, passe avant toutes autres considérations, y compris religieuses.

Ainsi face aux élèves, racontant en toute modestie son histoire, il va bien au-delà des discours formels sur les valeurs, les incantations à la fraternité. Il incarne la fraternité. A travers un discours rassembleur et tolérant, il insiste sur le sens de son engagement, un engagement marqué par son attachement aux valeurs de la République.

Nous sommes donc au cœur des valeurs. Au cœur de la question religieuse aussi. Je vois dans les yeux de mes élèves, malgré les masques, leur étonnement lorsqu’il insiste sur ses rapports totalement fraternels avec les autres membres du personnel, lui l’Africain musulman, eux les juifs. Jamais aucun problème ? Pas de débats religieux entre eux ? Devant ses mots, je les vois silencieux et songeurs face aux idées reçues, les leurs, les nôtres, sur une supposée haine tenace, historique, systématique, entre les deux religions. Il leur confirme ce que je leur avais déjà appris, à savoir que plusieurs Hyper Cacher de la région parisienne sont tenus par des musulmans, ce qui fait tomber une nouvelle idée reçue.

Au-delà des mots

Lassana Bathily disposait de son tapis et d’un lieu de prière dans la réserve où il travaillait. Il pouvait alors honorer ses obligations religieuses sans que personne ne lui en fasse la remarque. Si pour lui les questions religieuses doivent rester privées, raconte-t-il aux élèves, il lui arrivait parfois d’en parler avec son collègue Yohan Cohen – première victime d’Amedy Coulibaly –, « mon frère » comme il dit. Lassana Bathily lui demandait pourquoi il cachait les signes de son appartenance au judaïsme, en couvrant sa kipa sous une casquette ou en retournant les sacs floqués de la marque de l’Hyper Cacher lorsqu’il quittait le magasin.

Son « pote » lui expliquait qu’il tentait en fait de se préserver des agressions antisémites. Lassana Bathily était navré et lui disait alors calmement, comme à mes élèves : « On est en France dans un pays laïc dans lequel tout le monde doit se respecter. » Cette laïcité qui lui permet de voir le monde autrement. Cette laïcité dont il montre bien qu’elle n’est pas seulement un mot abstrait à apprendre en cours d’enseignement moral et civique. Le message passe, et avec lui semblent trembler un temps les fausses certitudes, celles qui peuvent être transmises soit par la famille, soit par les réseaux sociaux.

L’échange continue, devant des élèves qui n’en perdent pas une miette. Lassana Bathily raconte qu’il est heureux de vivre en France, un pays dans lequel il a pu s’émanciper, profiter pleinement de l’application des valeurs de la République. Cela n’a pourtant pas toujours été facile car un certain nombre de personnes lui rappelaient qu’il était différent, tant d’un point de vue ethnique que religieux, comme s’il n’avait pas vocation à rester ici. Certains élèves s’identifient. Ils ne comprennent d’ailleurs pas son absence de ressentiment à l’égard des policiers du RAID qui, en janvier 2015, l’ont pris dans un premier temps pour un complice du terroriste.

Lassana Bathily explique alors comment il a aussi rencontré, en France, des personnes, au premier rang desquelles on trouve des enseignants, qui lui sont venus en aide, lui ont permis de sortir de son lycée diplômé, l’ont aidé alors qu’il avait reçu un ordre de reconduite à la frontière, et aussi à obtenir son premier titre de séjour.

Lui, le Malien devenu français, qui affirme sa religiosité, arrive en même temps à raconter et à personnifier la dignité et la volonté intégratrice. Il voit et parle de la France un peu comme ces élèves. Alors, eux-mêmes parfois travaillés par des questions identitaires et religieuses, des doutes sur ce qu’ils sont, des blessures familiales, se projettent et posent une foule de questions sur la fraternité, la laïcité, l’égalité, la citoyenneté.

Face à cet homme, ils sont aussi déstabilisés, pour ne pas dire stupéfaits, par l’humilité de ce héros qui ne veut pas en être un, qui « ne se la raconte pas ». Qui a agi et se sentait citoyen, leur explique-t-il, bien avant d’acquérir la citoyenneté.

Les élèves ont adhéré et adoré le discours de Lassana Bathily qui incarnait en tout point ces valeurs de la République dont on parle depuis l’assassinat de Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines). Multiplions en classe les témoignages de ce type, dont l’humanisme a, j’en suis sûr, véritablement le pouvoir de mettre tout le monde d’accord.

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