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Territoires vivants de la République. Ce que peut l’Ecole : réussir au-delà des préjugés.

Ouvrage collectif présenté par Benoit Falaize.

Edition La Découverte

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Inégalités scolaires: Peut-on faire semblant de ne pas voir ce qui se passe en dehors de la classe?

TRIBUNE parue dans le Monde de l’éducation


Laurent Clavier

Professeur d'histoire-géographie en lycée

Camille Taillefer

Professeure d'histoire-géographie en lycée


Territoires vivants. En temps de confinement lié à l’épidémie de Covid-19, les inégalités sociales devant le travail scolaire sont apparues criantes. Enseignants en Seine-Saint-Denis depuis longtemps, nous ne les découvrons pas. Pour continuer d’outiller nos élèves, et leur proposer une activité qui tienne compte des situations réelles dans lesquelles ils avaient à travailler, nous leur avons proposé d’être les enquêteurs d’une étude sociologique sur les conditions du confinement.

Une quinzaine d’entre eux, de la seconde à la terminale, s’en sont emparés. Ils ont conduit des entretiens, tenu un carnet de terrain et parfois aussi un journal, plus personnel, de confinement. Ils participent à un séminaire de réflexion hebdomadaire, à côté de chercheurs et d’étudiantes.

Ce projet permet d’éclairer les conditions de production des travaux scolaires. Car souvent on évalue en classe des résultats, parfois des démarches, mais en limitant l’observation à l’enceinte scolaire, à la classe, croyant que si l’on offre ainsi « les mêmes conditions de travail » à toutes, la notation sera juste. Ce faisant, on n’évalue qu’une petite part du travail de l’élève.

Confrontation au réel

« Mardi 24 mars. Hier j’ai commencé mon EC2 [étude de documents en SES] que je dois finir aujourd’hui, écrit Salma dans son journal de confinement. Mais je n’ai toujours pas fini le devoir d’éco appliquée, il me casse les pieds, bref… J’aime bien mon étude de documents mais j’ai la flemme d’écrire. J’ai aussi fait mon contrôle de maths de 13 heures à 17 heures. C’est pour cela que j’ai pas touché l’histoire-géo. J’ai pas fait l’exo 2, je le ferai dans la semaine. Je vais voir si ma petite sœur a fini avec l’ordi et je finis mon EC2 puis je commence [le reste]. »

Comme le montre Salma dans son journal, pour beaucoup d’adolescents, de parents et d’enseignants, le travail a marqué la période dont nous sortons. Travailler pour « suppléer à ce qui n’a pas été prévu, aux insuffisances et aux contradictions dans les consignes, les modes opératoires ou le système technique », autrement dit, par ce qui était « requis par la confrontation au réel », écrivaient en 1994 les sociologues Christophe Dejours et Pascale Molinier dans Le Travail comme énigme.

Ce réel constitue aussi le quotidien de nos élèves. « Il y a des gens dans ma classe qui n’ont pas d’ordi (je me demande comment ils font avec Parcoursup). C’est galère. (…) Lorsque j’ai envie de travailler, je sors, je vais à la bibliothèque et je laisse le bureau pour ma petite sœur et elle laisse la table à manger pour les plus petites, mais là, non. On me laisse le bureau, et la pauvre a les petites avec elle à la salle », écrit Salma, qui dispose d’un ordinateur. Enzo n’a qu’un téléphone portable ; à Nerupa, la région Ile-de-France a prêté une tablette, mais la connexion est établie grâce téléphone de son grand frère…


Travail d’arbitrage

Salma, Nerupa et Enzo ont alors dû intégrer et hiérarchiser des contraintes de différents types. La « tâche » scolaire comporte souvent un document, une série de consignes précises, des questions balisant strictement la réflexion. Le professeur note le respect de la consigne et les réponses aux questions posées. Les grilles horaires, les procédures d’évaluation et l’usage qui en est fait nous poussent à restreindre la complexité des tâches demandées en les découpant en tâches simples évaluées à l’acte, et guidées par la recherche de la « bonne réponse ».

Pour suivre leurs cours à distance et faire les exercices, Salma (et sa famille avec elle) doit arbitrer entre ses intérêts et ceux de ses sœurs, prévoir des compensations, ranger la table, obtenir le calme dans l’appartement ; anticiper et prioriser ses actions. Ces opérations appartiennent au travail « scolaire » qu’elle effectue : « travailler consiste à juger des situations ainsi que de ses capacités à y agir », souligne la sociologue Marie-Anne Dujarier. C’est pour Salma une réalité habituelle. Le confinement en a accentué les traits. En nous faisant affronter des difficultés analogues, il nous a rendu lisible une part essentielle de son travail scolaire, que nos procédures d’évaluation écartent de leur champ.

Quand il n’y a plus de murs à la classe, tout le harnachement de consignes, de minutages maniaques, de mises en garde, de SMS d’alerte instantanée, et de « moyennes générales » dont la seule fonction est de rappeler en permanence la menace du tri et de l’exclusion sociale, se trouve remis à sa juste place. Peut-on faire semblant alors de ne pas voir ce qui se passe dehors ? Il y a là une opportunité pour les apprentissages, pour l’éducation. A condition de regarder les actions et les choix de Salma comme l’expression de savoirs et de compétences « scolaires », et de nous amener à y réfléchir, avec elle. De faire école de ce réel.

« Moi j’aimerais réussir à poser des questions de sociologue, des questions sur la société, dit Enzo après avoir mené deux entretiens d’enquête. Mais je n’y arrive pas. » En dépassant les obstacles pour mener des entretiens sur les conditions de confinement, en partageant cette interrogation dans un collectif, il entre dans une démarche réflexive, et se met à questionner en sociologue. Il prend conscience de ce qu’il a dû surmonter. A nous de savoir nous appuyer dessus pour décontextualiser et en faire du savoir. « Je ne sais pas si c’est grâce ou si c’est à cause de l’enquête, mais ça me fait beaucoup réfléchir à moi-même», écrit Diane dans son carnet de terrain.



« La fiction d’une égalité sociale républicaine par l’école »

L’école au temps du confinement a montré ce qui lui manquait pour faire école : un lieu d’engagement et de rencontre des corps, un espace pour chercher et apprendre, un temps pour reconnaître et nommer. Elle nous a rappelé combien la relation éducative repose sur l’adhésion d’un public, que l’on se contente souvent de contraindre.

Elle a crûment éclairé la fiction d’une « égalité sociale républicaine par l’école » ou d’une quelconque « égalité des chances » : inégalités d’espace disponible, d’équipement numérique, de connexion, et plus encore de compétences et de temps parental mobilisables pour suppléer à l’absence physique de professeurs ‒ tout cela est aujourd’hui largement documenté. Mais c’est en refusant de faire de ces constats des assignations, en renvoyant à une société ses responsabilités en termes d’inégalités, que l’école pourra sortir d’une culpabilité qui l’étouffe depuis tant d’années.

Pour valoriser le réel de nos élèves, il conviendrait de l’intégrer dans nos processus pédagogiques, de le prendre en compte comme un appui de savoir. D’en faire une opportunité cognitive, préférable à ces « handicaps » sociaux ou culturels dont on nous rebat les oreilles. Pour ces adolescents-là comme pour tous les autres ailleurs, l’entourage, le milieu, la culture et de l’interconnaissance sont des atouts précieux qu’il s’agit de conforter, légitimer et valoriser. Et ainsi de libérer les habitants des quartiers populaires et leurs enseignants d’une logique de victimisation qui les éloigne toujours un peu plus de l’émancipation.


Territoires vivants de la République

Deux ans après la parution de l’ouvrage collectif Territoires vivants de la République (La Découverte), sous la direction de l’historien Benoit Falaize, qui mettait en avant des expériences pédagogiques inspirantes et positives sur l’école en zone d’éducation prioritaire, Le Monde et l’Ecole des lettres donnent la parole à d’autres enseignants.

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