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Territoires vivants de la République. Ce que peut l’Ecole : réussir au-delà des préjugés.

Ouvrage collectif présenté par Benoit Falaize.

Edition La Découverte

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L’école des Lettres - recension


http://actualites.ecoledeslettres.fr/education/territoires-vivants-de-la-republique/


L’École contre la peur

Dans l’introduction de son livre consacré à une histoire populaire de la France, l’historien Gérard Noiriel, au parcours intellectuel et institutionnel atypique, écrit : « L’émancipation par la connaissance est un idéal qui a été défendu par les Lumières et qui a fait partie, autrefois, de ce qu’on appelle les “valeurs républicaines” [1] ».

Les témoignages et réflexions rassemblés dans Les Territoires vivants de la République par Benoit Falaize disent, dans le concret des expériences pédagogiques présentées, combien cet idéal reste chevillé au corps des acteurs de l’École aujourd’hui. Il est en cela un « livre d’espoir », un miroir positif de l’ouvrage de 2002 intitulé Les Territoires perdus de la République [2].


Au cœur des Réseaux d’éducation prioritaire

Il est question ici de donner la parole à des enseignants et équipes éducatives décrivant leurs pratiques de classe et leurs projets souvent innovants réalisés au cœur des « banlieues » et de ces « quartiers populaires » classés en réseau d’éducation prioritaire (RÉP) qui parsèment comme autant de zones d’exclusion le territoire national.

On est frappé tout d’abord par l’enthousiasme qui se dégage de ces récits militants. Il est question d’émancipation, de construction humaine et citoyenne, de transmission généreuse en direction d’élèves confrontés à une double difficulté : difficulté sociale d’un quotidien souvent marqué par le sentiment d’abandon, le doute et l’ignorance ; difficulté des représentations qui leur sont accolées et qui nourrissent en retour une déshérence sociale et culturelle, une image négative de l’école et de son rôle (émanant parfois de leurs parents et familles).

La plus grande partie de ce volume dense présente des études de cas ramassées sur quelques pages, des expériences pédagogiques vécues à l’école primaire, en collège ou en lycée, sur le terrain des établissements situés, comme on dit désormais sans recul, dans cette « France périphérique » trop souvent stigmatisée. Rassemblés par entrées thématiques, qui renvoient à des sujets dits « à risques » comme la laïcité, les concurrences mémorielles, la Shoah ou le genre, ces témoignages d’hommes et de femmes, enseignants, chefs d’établissements, conseillers pédagogiques, proposent, face à des situations de tension, de conflit, liées à l’incompréhension et à la peur, des solutions qui passent par l’écoute d’abord, la déconstruction et la connaissance critique, la réflexion, les sources.

Plusieurs témoins rappellent qu’ils ne sont pas là pour offrir une doxa républicaine bien-pensante mais pour instruire des jeunes en devenir :

« Je ne prétends pas convaincre à tout prix, mais installer l’élève dans l’inquiétude du questionnement »,

souligne un auteur, professeur d’histoire géographie, enseignant depuis plusieurs années le conflit israélo-palestinien à des élèves de Seine-Saint-Denis. Pour mieux proposer des clés de compréhension et d’opinion argumentée à partir de faits, de sources, ouvertes et contextualisées. Et d’affirmer :

« Rien ne résiste à la patience pédagogique » (pp. 217-218).

Le vocabulaire choisi par ces témoins d’une école vivante est celui de l’espérance et de l’empathie. Les premières pages réaffirment avec force le rôle de l’école comme lieu d’accueil pour tous. La patience des professeurs, mise pourtant à rude épreuve, permet peu à peu de gagner la confiance d’enfants parfois apeurés, confrontés à des représentations dures de l’école, alors qu’eux peinent à reconsidérer leurs propres images de la « banlieue ». La « ZUP » pour les élèves, « c’est l’endroit où ils sont nés, […] le point d’ancrage affectif et identitaire extrêmement fort » (p. 49).

Accueillir dignement passe par cette prise de conscience. Il s’agit pour les enseignants de sortir des stéréotypes : « On oublie que l’on est en ZÉP » (p. 98) et d’élargir le champ des possibles : la poésie et la culture en général, c’est aussi bon pour les élèves des quartiers populaires, « à condition de bien vouloir la leur offrir ». Eux qui ne sont finalement – on le (re)découvre au fil des pages – pas davantage marqués que les autres adolescents par les représentations faussées de l’autre, le racisme, l’antisémitisme ou le sexisme.


Oser les expériences pédagogiques…

Après cette première déconstruction, il s’agit d’oser le « risque » d’amener les élèves à sortir de leurs cadres sociaux et culturels par un apport de savoirs et d’ainsi travailler à leur émancipation. Pour cela aucun sujet ne doit être tabou et aucun lieu de culture écarté sous prétexte que « ces » élèves ne disposeraient par des codes sociaux appropriés. Pour les enseignants qui témoignent, il s’agit ici de penser la transmission de ces codes et amener leurs élèves à se confronter aux adultes, aux lieux de culture, à penser le monde autrement.

Plusieurs expériences pédagogiques menées avec le service éducatif des Archives nationales convainquent par exemple de la pertinence d’un apprentissage lancé « hors les murs ». L’appropriation du site des Archives de Pierrefitte-sur-Seine, en Seine-Saint-Denis, déconstruit radicalement la vision archaïque classique attachée aux « archives » pour des collégiens de Stains (un bâtiment « pour les vieux » comme le raconte un élève, p. 212). Puis c’est le bonheur d’éprouver les documents anciens, ces reliques du passé qui fascinent. La quiétude du lieu s’avère propice à l’ouverture culturelle et intellectuelle.

Chaque expérience pédagogique novatrice permet de dépasser les représentations ou les discours simplistes pour construire du sens et du vivre-ensemble. Les partenariats tissés entre les enseignants, les établissements culturels et les artistes visent à ce que les élèves puissent, en étant acteurs des apprentissages, en créant, s’approprier leurs espaces, renforcer leur identité civique aux dépens d’une identité trop souvent floutée.

La démarche scientifique et critique, en histoire comme en sciences et vie de la terre, apparaît comme un apprentissage fondamental et progressif. Car non, on ne peut pas voter pour savoir si l’escargot à des dents (p. 133) ! Le rôle fondamental de l’enseignant est bien d’engager les élèves critiques et sûr d’eux-mêmes sur la voie de l’observation, de la déduction, du doute et de l’énonciation claire. Les professeurs qui témoignent ici réaffirment tous la confrontation nécessaire avec les représentations issues  de l’extérieur, celles des familles, du quartier, d’Internet et des réseaux sociaux.


…contre les tentations de replis

Et tout n’est pourtant pas si simple. Là encore, les témoignages d’expériences pédagogiques variées qui se succèdent ne versent dans aucun angélisme béat. Au-delà des prises de paroles parfois provocatrices ou des comportements inappropriés voire violents de certains élèves, les équipes éducatives se heurtent à la violence ordinaire de jeunes en difficulté, aux réseaux sociaux omniprésents, à la fin de la politisation des échanges remplacée par des postures religieuses mal digérées, des théories du complot, des représentations de genre stéréotypées qui amplifient les violences symboliques (et parfois physiques).

Il n’est pas question d’abandonner ici, puisque l’École par définition « accueille des élèves en construction ». Que ce soit sur la question religieuse, la laïcité ou le genre, face aux idées simplifiées ou reçues, l’enseignant doit écouter d’abord et amener ses élèves à construire un rapport au monde apaisé.

Au détour des récits, se lisent les problématiques difficiles, sociales, culturelles et politiques des « quartiers populaires » qui ne sont pas présentés comme des zones idylliques, mais frappées par des tensions qui souvent s’amplifient. Parmi elles, les communautarismes religieux ou mémoriels, l’effacement de la mixité sociale.

À trop vouloir cependant présenter des approches pédagogiques et scolaires qui fonctionnent, on pourrait reprocher aux auteurs de minimiser l’environnement sous tension dans lequel évolue leurs élèves. Ainsi, la question de la discipline collective est peu abordée. Mais ce reproche doit être vite dépassé. Les enseignants témoins, souvent chevronnés, en prenant à bras-le-corps ces tensions, gagnent le respect des élèves par leur posture et les paroles assurées. Ces paroles qui savent s’appuyer sur les questions « souvent authentiques » d’élèves curieux de savoir(s).


Des élèves acteurs de leur apprentissage par la pluridisciplinarité

Ce principe du rapport maître-élève apparaît comme fondamentalement intégrateur. Il s’agit de prendre en compte la parole des élèves, la mémoire des territoires qu’ils habitent, pour dépasser les tensions mémorielles et identitaires et construire de l’intégration civique. Acteurs de leur apprentissage, les élèves présentés ici dans le cadre de projets concrets, s’approprient le savoir par l’enquête, la découverte, la création.

Les récentes commémorations du Centenaire ont montré, comme en prolongement, combien ce « travail de mémoire » actif était porteur. La valorisation des élèves et des équipes comme principe fondateur en est le prolongement. La pluridisciplinarité et la pédagogie par projet, souvent convoquées dans les pages de ces territoires vivants, permettent de dépasser représentations réciproques et tensions. C’est « faire le pari du temps long pour construire des savoirs » (p. 232) ou « sortir de nos établissements scolaires » pour frotter les élèves à l’espace commun, passer des histoires individuelles à la mémoire collective partagée.

Ces deux orientations pédagogiques, qui ont fait et font leur preuve, méritent d’être inscrites au cœur des réformes de la formation initiale des enseignants. Dire que les enseignements disciplinaires en seraient affaiblis est un argument fallacieux : articuler les savoirs entre eux n’oblige en rien à les supprimer, bien au contraire. Cette approche les renforce et leur confère un sens et une portée cognitive décuplés. L’apprentissage de la Shoah (lire notamment l’expérience pluridisciplinaire d’un établissement de Stains page 240) ou celui de l’esclavage semblent plus efficaces lorsque les élèves éprouvent directement les mémoires et l’histoire par leurs recherches, les visites de sites, les œuvres artistiques militantes plastiques ou musicales abordées qui canalisent l’émotion.

En ramenant à la lumière sensible les jeunes enfants raflés du Vel’d’Hiv’, de la pension Zysman de La Varenne, ou en rencontrant des témoins directs de la déportation, les élèves s’impliquent, ressentent, grandissent. Ces rencontres transforment toujours le rapport des élèves à la parole et humanisent ceux dont on a souhaité détruire jusqu’à la mémoire. Cette prise en charge du passé est une formidable épreuve civique. Et le goût du savoir ne s’en trouve que plus développé.

Ainsi, ce n’est pas tant l’histoire, enseignement disciplinaire finalement étriqué dans le parcours des élèves qui en sort renforcée, mais bien toutes les disciplines convoquées (arts plastiques, lettres, musique, sport) et l’École comme lieu global d’apprentissage et de savoir.


Sur la voie d’une maturité pédagogique

Finalement, que nous apprennent ces récits de vie scolaire, extraits de ces « territoires vivants de la République » ? Ces fragments d’expériences confirment combien la qualité du travail de transmission, quels que soient les élèves qui nous sont confiés, repose sur des évidences malheureusement trop souvent noyées dans des discours politiques ou pédagogistes pédants.

En premier lieu, l’enseignant doit se mettre à l’écoute et dépasser le vernis des comportements adolescents qui cachent les misères sociales, les attitudes changeantes, provocatrices ou avachies de corps et esprits qui se cherchent. Il doit faire preuve d’empathie, de patience, de finesse, de lucidité dans sa mission d’éduquer et d’instruire puisque c’est aussi à lui de confronter ses élèves (et parfois les parents d’élèves) à de nouveaux lieux, de nouvelles attitudes, de nouvelles questions, parfois difficiles, toujours émancipatrices. Il doit conserver clair ce qu’il souhaite transmettre en le rendant intelligible. L’expérience du terrain, réfléchie, et la solidité de la posture de l’enseignant font le reste (p. 230).

Comme le rappelle Philippe Joutard, fin connaisseur du système éducatif, l’institution scolaire peine à valoriser ce qui fonctionne dans les classes, « le dynamisme et la créativité de nombreux enseignants » (p. 222).

« Qu’avons-nous à perdre à dire aussi ce qui fonctionne ? » (p. 227).

Gageons que ce beau volume, que l’on doit lire et faire connaître, contribuera à transformer le paradigme négatif (et trompeur) qui pèse sur l’École et celles et ceux qui la ré-enchantent tous les jours.

Le contexte scolaire de ces derniers jours ne porte pas à faire des établissements scolaires des sanctuaires de l’instruction capable de construire sereinement du vivre-ensemble. La puissance des images de violence, le « malaise » sans cesse rappelé depuis plusieurs dizaines d’années dans des territoires stigmatisés (que ne dit-on pas de l’académie de Créteil ?), amplifient des représentations catégorielles repoussoir.

Hors de tout contexte polémique chaud, la réflexion collective positive qui nous est présentée dans ce beau volume conduit à conjurer la peur, celle de la société à l’égard de ses enfants.

Alexandre Lafon



• « Les Territoires vivants de la République. Ce que peut l’École : réussir au-delà des préjugés », sous la direction de Benoit Falaize, Paris, La Découverte, 2018, 330 p.


[1]. Gérard Noiriel, Une histoire populaire de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours, Marseille, Agone, 2018.

[2]. Emmanuel Brenner (dir.), Les Territoires perdus de la République. Antisémitisme, racisme et sexisme en milieu scolaire, Paris, Mille et Une Nuits, 2002 ; rééd. Hachette, « Pluriel », avec une préface d’Alain Finkielkraut, 2015.

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