LE MONDE | 03.09.2018 - propos recueillis par Luc Cedelle
Iannis Roder, professeur d’histoire-géographie, et Benoît Falaize, inspecteur général de l’éducation nationale, viennent de publier deux livres offrant des visions divergentes de la laïcité en milieu scolaire. Ils confrontent leurs points de vue dans un entretien croisé au « Monde ».
L’école est-elle débordée par les « atteintes à la laïcité » ? A ce sujet, deux camps s’opposent depuis une quinzaine d’années. L’un qui multiplie les alertes et se trouve accusé de catastrophisme. L’autre soupçonné de naïveté ou de complaisance.
Iannis Roder, professeur d’histoire-géographie dans un collège de Seine-Saint-Denis, avait été, en 2002, l’un des contributeurs du livre Les Territoires perdus de la République (Mille et une nuits). En cette rentrée, il publie Allons z’enfants... la République vous appelle (Odile Jacob, 272 p., 18,90 €), au ton très différent.
Benoît Falaize, historien et inspecteur général de l’éducation nationale, a dirigé l’ouvrage collectif Territoires vivants de la République (La Découverte, 328 p., 18 €), qui montre, témoignages à l’appui, comment l’école peut surmonter les préjugés.
Vos deux livres, qui exaltent le travail quotidien et les « petites victoires » de l’école contre les préjugés, ne sont-ils pas le signe d’un dépassement de la querelle entre « déclinistes » et « angéliques » ?
Iannis Roder : La première condition pour agir est d’abord de reconnaître la réalité des atteintes à la laïcité. De ce point de vue, il se passe des choses graves. Mais on ne peut pas se contenter de tirer le signal d’alarme. Nous devons nous servir de ce constat pour construire, au quotidien, un enseignement qui permette aux élèves d’entrer de plain-pied dans les valeurs de la République et d’en faire des citoyens capables d’exercer leur libre arbitre. Ils sont demandeurs.
Les enseignants ont beaucoup de ressources, personnelles ou mises à leur disposition par l’éducation nationale, pour monter des projets pédagogiques qui répondent à cette exigence. Alors, la querelle est-elle dépassée ? Je crois que beaucoup d’observateurs, de responsables éducatifs et d’enseignants ont fait du chemin sur ces questions depuis le début des années 2000. Néanmoins, il reste difficile de s’accorder sur une réalité qui, subjectivement, peut être perçue de différentes manières.
Benoit Falaize : Doit-on être obligatoirement ou complaisant ou catastrophiste ? C’est parce que nous ne nous reconnaissons pas dans cette querelle que notre livre collectif existe. Avant même la publication, en 2002, des Territoires perdus de la République, nous pensions déjà non pas aux « petites victoires » de l’école, mais aussi aux grandes. Et cela sans faire preuve de la moindre naïveté, ni relativiser les situations difficiles, car la réalité scolaire est infiniment plus complexe que les descriptions réductrices et les visions caricaturales des « jeunes de banlieue ».
Pour ma part, j’ai toujours tenu le même discours. Mais sur les constats, le débat existe encore. Nous n’avons jamais pu avoir, sur l’école et sur ces territoires que nous considérons comme « vivants », un débat sérieux échappant à cette opposition stérile. L’opposition – surtout médiatique et politique – entre laxistes ou intransigeants est mortifère. Aussi bien pour les enseignants, car cela ne rend pas justice à leur travail, que pour les élèves, sur qui on fait porter le poids des déplorations sur le déclin de France.
La parution des « Territoires perdus » remonte à 2002. Ce livre et le concept que porte son titre ont été très contestés. Ne faut-il pas le créditer d’avoir repéré l’émergence d’un phénomène dont le « Ils l’ont bien cherché », à propos de « Charlie Hebdo », a finalement été l’expression ?
B. F. Ce discours alarmiste a surtout eu pour effet de figer un débat qui émergeait et aurait dû être abordé avec sérieux. Il a occulté le travail quotidien des enseignants, qui prenaient à bras-le-corps ces problèmes, et n’a aucunement contribué à outiller l’institution scolaire. Ce livre, issu de témoignages, a été contesté dans sa prétention à décrire la réalité de l’école des quartiers populaires. Il a aussi été incroyablement instrumentalisé, par une partie des médias et des politiques, pour forger l’image du « jeune musulman des quartiers sensibles » avec des représentations à la fois outrées et généralisantes.
Le fameux, et trompeur, « On ne peut plus enseigner la Shoah » en est le symbole. Les effets ont été délétères non seulement aux yeux des personnels, à ceux des futurs enseignants et des parents, mais aussi dans le regard des jeunes sur eux-mêmes, avec un phénomène de retournement du stigmate, que le sociologue Erving Goffman avait analysé dans les années 1970. Quant au choc de l’après-Charlie et des propos de justification qui ont été tenus par une frange des élèves, personne n’a nié ces prises de parole, au demeurant impossibles à chiffrer de manière fiable. Cette réalité est abordée dans notre livre, qui détaille le travail mené pour déjouer les préjugés hostiles des élèves. Mais peut-on rappeler, aussi, combien d’élèves ont été au moins autant choqués que vous et moi par les attentats, et se sont engagés dans des actions autour des valeurs de la République ? Pourquoi personne ne s’y est-il intéressé ?
I.R. Je crois, au contraire, que ces écrits – il faudrait aussi mentionner le rapport de l’inspecteur général Obin, de 2004, sur « Les signes et manifestations d’appartenance religieuse dans les établissements scolaires » – ont montré qu’il se passait quelque chose, que des propos et des attitudes étaient observés, qui posaient problème. Ils ont été révélateurs de la montée d’un phénomène de radicalisation politico- religieuse qui, par la suite, a produit des prolongements dramatiques que tout le monde connait.
Au début des années 2000, le débat sur ces sujets ne risquait pas d’être « figé », car il n’avait pas lieu ! Par exemple, en réunion syndicale, on me disait que cela n’existait pas. Quant à l’idée que l’institution scolaire aurait été empêchée de s’outiller, elle est démentie notamment par sa collaboration serrée, depuis 2005, avec le Mémorial de la Shoah pour mettre en place, sur toutes les questions dites sensibles, des formations auxquelles des milliers d’enseignants ont participé. Pour autant, il reste que c’est un domaine où les passions l’emportent souvent sur la raison et où il est facile de ne retenir que ce qu’on a envie de retenir, pour des raisons personnelles ou idéologiques.
Où en est-on aujourd’hui ? Avez-vous le sentiment d’une aggravation, d’un reflux ou d’une situation étale ?
I.R. Je peux seulement parler de ce que je constate sur le terrain et de ce que me rapportent les collègues, notamment dans les formations que j’anime. Je n’ai pas de vision d’ensemble. Je ne dirais pas que la situation s’aggrave ni qu’elle s’améliore, mais qu’elle est compliquée, au regard notamment du fait que l’école et la famille ne sont plus les seuls prescripteurs du savoir ou de ce qui se présente comme tel. Aujourd’hui, les adolescents ont accès à de multiples sources, sans être forcément à même de faire le tri.
Pour certains, la parole de l’enseignant n’est qu’une parole parmi d’autres. D’où des contestations, qu’il faut se garder de généraliser. Le travail qui nous attend est immense, parce que les valeurs et principes de la République – que l’école enseigne – ne sont pas unanimement partagés. Si une partie de la jeunesse n’y adhère pas, nous allons vers des problèmes pires que ceux que nous connaissons aujourd’hui. Nous devons donc agir ensemble, en donnant à ces élèves le meilleur de ce que nous pouvons leur donner. La relation pédagogique joue énormément.
C’est pour cela que mon livre est un peu optimiste. Avec mes classes de 3e, en entrant dans le sujet du nazisme par l’idéologie des bourreaux et en travaillant sur l’aspect politique, j’ai pu disqualifier l’antisémitisme. Je vois des gamins se mettre en position de construire leur pensée. C’est la plus belle des récompenses.
B.F. Il est difficile de répondre. Et cela ne tient pas à une option personnelle ou à un parti pris idéologique, sans compter que ce type de soupçon peut être aisément retournable. C’est un principe éthique, car aucune enquête nationale n’a été faite à ce sujet dans les établissements scolaires. Sa méthodologie serait d’ailleurs difficile à établir. Comment interpréter une parole hostile aux valeurs ? Témoigne-t-elle nécessairement d’un rejet fondamental et d’une possible radicalisation ? Est-il seulement permis d’y réfléchir ?
Pourquoi ne pas se demander si, à l’inverse, le choc des attentats n’aurait pas déclenché, chez beaucoup de jeunes, une prise de conscience en faveur des valeurs ? Je pense notamment à ces élèves – majoritairement musulmans, puisque l’on ne cesse de parler d’eux implicitement – qui se sont tant impliqués dans leurs travaux pour le prix Jean Zay de la laïcité, remis en 2016. Et à ces élèves de lycée professionnel hostiles à Charlie Hebdo qui, en 2014, ont noué avec le dessinateur Charb un dialogue respectueux, au point d’éprouver avec leur enseignante une douleur commune au lendemain du massacre.
Les valeurs républicaines, nous dit Iannis Roder, ne sont pas unanimement partagées. Mais c’est toute l’histoire de l’école depuis le XIXe siècle ! Elle est inséparable de la mission des enseignants. Arriver devant une classe et dire : « C’est affreux, ils ne partagent pas les valeurs de la République », c’est presque un non-sens. Quant au fait que la parole de l’enseignant est aujourd’hui concurrencée, n’oublions pas que cela s’inscrit dans un contexte général de dévaluation de toute autorité légitime, que l’on ne peut attribuer aux seuls « jeunes de banlieue ».
Si une partie des enseignants a accumulé, sur ces questions, une expérience précieuse, comment pourrait-elle bénéficier à toute l’institution scolaire ?
I. R. Benoît Falaize souligne que les problèmes d’adhésion aux valeurs ont toujours existé. Certes. Néanmoins, il faut, à chaque période, les replacer dans leur contexte. Ainsi, l’enseignement du nazisme et de la Shoah doit faire face à des difficultés apparues récemment.
Devant la prise de conscience générale qu’il y a des problèmes de manque d’adhésion aux valeurs de la République, la priorité est la formation des enseignants. Celle-ci doit être développée et approfondie. Sur le fond, car un enseignant doit avoir aux yeux de ses élèves une autorité intellectuelle et morale. Il ne peut l’acquérir que s’il est solide sur ses connaissances et s’il peut leur donner matière à penser. Sur la forme, aussi, pour s’adresser à des élèves qui contestent le savoir dispensé, en étant capable de leur expliquer en quoi leurs motifs sont problématiques au regard des valeurs de la société.
Les enseignants doivent aussi être formés à des manières de travailler qui permettent aux élèves d’entrer dans une réflexion élaborée, de dépasser les slogans. Pour cela, le temps nous manque. Il nous faut le prendre. Imposer un catéchisme républicain n’aurait aucun sens. Le savoir se construit sur un temps long, en prenant le contre-pied de notre société de l’immédiateté. Une autre piste à laquelle je crois beaucoup est la pédagogie de projet, qui consiste à travailler de manière interdisciplinaire sur une longue durée, par exemple sur une année scolaire entière. Cela permet d’aborder la question des valeurs de manière détournée, en créant des relations différentes avec les élèves.
B.F. La formation est au cœur de notre problématique, je suis totalement d’accord à ce sujet. Un enseignant sûr de ses savoirs, au fait de l’actualité de sa discipline est en mesure de répondre sans être désarçonné par une croyance sincère ou une provocation d’un élève. Il faut aussi une formation sérieuse aux gestes professionnels et aux démarches pédagogiques, pour faire adhérer les élèves aux valeurs au lieu de les asséner.
L’institution scolaire tout entière, de la base au sommet, doit considérer ces territoires de banlieue ou de l’éducation prioritaire à égalité avec les autres territoires. Nous ne devons pas faire peser sur leurs habitants une suspicion permanente que les élèves enregistrent très bien dans les discours publics. Le principe d’égalité doit être respecté. Ces élèves sont des enfants de la République, de la même manière que ceux de n’importe quel centre-ville.
Je résumerais un autre principe en trois mots : accueillir, regarder et reconnaître. Accueillir, car la bienveillance envers les élèves n’exclut jamais la fermeté ni l’exigence. Regarder les élèves non seulement en tant qu’élèves mais en tant qu’êtres humains. Et les reconnaître, au sens de les accepter pleinement comme futurs citoyens. Cela suppose un acte pédagogique très important et qui rejoint la question de la formation : accepter la parole de l’élève telle qu’elle apparaît, même si elle nous est choquante et parfois insupportable, pour mieux la retourner. Au fond, pour faire vivre pleinement l’école comme lieu de culture et d’émancipation.
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